L’édito de Fabrice Grosfilley : un autre monde
Cette fois-ci, on y est. La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis aura bien des répercussions sur la marche du monde. Ceux qui pensent que c’est un épiphénomène, que la démocratie américaine, l’économie et le commerce, les rapports de force militaire ou les équilibres diplomatiques sont suffisamment solides pour résister à un changement de président, vont en être pour leurs frais. Nous n’avons pas fini de devoir supporter les conséquences de ce bouleversement, qui aura des effets très concrets sur notre manière de vivre de ce côté-ci de l’Atlantique.
Cette nuit, Donald Trump a confirmé un changement de politique commerciale. Dans un message posté sur son réseau Truth Social, il a annoncé un durcissement des droits de douane : 10 % de taxes supplémentaires sur tous les produits en provenance de Chine, 25 % sur les produits canadiens et mexicains. Ces mesures, dit-il, seront applicables dès son entrée en fonction, le 20 janvier. Le futur président justifie cette décision par l’afflux de drogues aux États-Unis, en particulier le fentanyl, une drogue 50 fois plus puissante que l’héroïne. Il accuse les mafias chinoises, l’un des principaux producteurs, de contribuer à ce fléau qui fait des ravages parmi les toxicomanes d’Amérique du Nord. Donald Trump sanctionne donc la Chine, estimant que l’État chinois n’a pas “tenu ses promesses” en matière de lutte contre le trafic de drogues. Lors de son précédent mandat, les autorités chinoises avaient promis des peines sévères, y compris la peine de mort, pour les trafiquants, mais Trump considère qu’elles “ne sont jamais allées au bout des choses.”
Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un sujet sérieux. L’essor de ce trafic, la place qu’il occupe dans les économies occidentales, la violence des trafiquants, les profits colossaux qu’ils engrangent fragilisent l’ordre public et l’État de droit, sans oublier bien sûr les conséquences dramatiques sur la santé des consommateurs. Mais personne n’est dupe : le fentanyl n’est qu’un prétexte. Ce que veut surtout Donald Trump, c’est protéger l’économie américaine et affaiblir l’économie chinoise. Cette annonce confirme un changement majeur de politique économique : un retour à une logique protectionniste, où l’on favorise le marché intérieur plutôt que les grands échanges internationaux. Après plusieurs décennies de libre-échange et de glorification de la mondialisation, c’est une modification totale du paradigme. Avec Donald Trump, nous ne sommes plus dans une logique de marché global dérégulé, avec des règles uniformisées. Nous entrons dans l’affirmation d’un marché américain fermé, où des protections empêchent les sociétés étrangères d’y pénétrer… avec, en conséquence logique, des barrières érigées à l’inverse.
La Chine, par exemple, a déjà averti : “Personne ne gagnerait une guerre commerciale.” Un porte-parole de l’ambassade chinoise aux États-Unis a déclaré que “la coopération commerciale et économique est mutuellement bénéfique par nature”. Le gouvernement canadien a également réagi. Justin Trudeau a souligné que la relation entre les deux pays est “équilibrée et mutuellement bénéfique, surtout pour les travailleurs américains”. Il a rappelé, en guise d’avertissement, que le Canada est “essentiel pour l’approvisionnement énergétique” des États-Unis. Pour le Canada et le Mexique, il n’y a aucun lien avec le trafic de drogue : c’est bien de protectionnisme qu’il s’agit. Ces trois pays, pourtant liés par un accord de libre-échange, devront renégocier cet accord l’an prochain. Donald Trump a déjà annoncé la couleur : cette renégociation devra se faire à l’avantage des États-Unis.
Cette logique du passage en force, où l’on cogne d’abord et négocie ensuite, est typique de Donald Trump. Et même si, pour l’instant, les produits européens ne sont pas concernés, rien n’exclut que le made in Europe ne devienne demain une cible des droits de douane américains. Les Européens feraient bien de se préparer : croire que l’économie américaine leur restera aussi ouverte qu’avant serait une grave erreur. Ce qui intéresse les États-Unis, c’est de nous vendre du gaz, du pétrole, du blé, et des services informatiques, tout en s’assurant que nous restions ouverts aux GAFAM (Google, Amazon, etc.), sans entraver leur commerce lucratif. Avec Donald Trump, c’est donc America First qui s’impose pleinement. Le multilatéralisme cède la place à une politique où seul l’intérêt américain compte. Certains critiques diront que cela a toujours été le cas, mais Trump a au moins le mérite de la franchise.
Nous entrons dans un monde de conflits, où le bras de fer et l’affrontement primeront sur le dialogue et la négociation. Les institutions de concertation et de régulation, comme l’OMC ou l’ONU, et même les institutions judiciaires, risquent d’être marginalisées. Ce qui vaut pour l’économie et le commerce vaudra demain pour l’immigration, les droits humains, l’Ukraine, le Proche-Orient, le climat… et bien d’autres enjeux encore.
Fabrice Grosfilley