L’édito de Fabrice Grosfilley : rapport de force
Dans son édito de ce mardi 30 janvier, Fabrice Grosfilley revient sur le blocage des agriculteurs.
Ils ne sont pas partis, ils sont toujours là. À Hal, hier soir, les agriculteurs ont finalement décidé de ne pas libérer la chaussée. Le ring ouest et l’accès à l’autoroute A8 sont donc toujours fermés à la circulation. Même chose au square de Meeûs, d’où les agriculteurs, juchés sur leurs tracteurs, peuvent apercevoir la silhouette du Parlement européen. Hier soir, d’autres tracteurs encore convergeaient vers Bruxelles. À Jette, à Wemmel, on signalait des convois. Perturber l’accès des automobilistes, entrer dans Bruxelles et être en mesure de bloquer la capitale mercredi soir ou jeudi matin au moment où commencera le prochain Conseil européen, c’est l’objectif très clairement affiché par ces agriculteurs.
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On notera donc un net décalage entre ce qui était annoncé la semaine dernière par la présidente de la Fédération wallonne de l’Agriculture (elle l’avait encore répété lundi matin sur BX1) et ce qui est réellement pratiqué sur le terrain. La présidente du principal syndicat agricole évoquait des barrages filtrants, et assurait que l’intention n’était pas de bloquer des automobilistes. Ce qui se passe à Hal est bien un barrage total (auquel s’ajoute ce matin le blocage du ring d’Anvers et celui de Gand, ainsi que la fermeture de la nationale 4 en province de Namur, par exemple). Ce n’est pas une simple opération escargot. Même chose sur le site de Daussoulx en Wallonie jusqu’à hier soir. Sur ce site, on a d’ailleurs pu voir la colère des agriculteurs à l’encontre de la ministre wallonne de l’environnement, Céline Tellier, qui était venue à leur rencontre, mais qui a dû repartir sous les huées, les jets de projectiles et de pétards, escortée par les policiers pour éviter que cela ne s’envenime davantage. Les dirigeants syndicaux sont en train d’être dépassés par leur base, il ne faudrait pas que la situation ne dégénère de trop.
Évidemment, une manifestation d’agriculteurs est toujours spectaculaire. Parce que le tracteur, leur outil de travail, utilisé ici comme un symbole de profession, comme une blouse blanche peut l’être pour les membres du corps médical, n’est pas un véhicule comme les autres. Plus haut que les autres, plus lourd que les autres, il est difficile à arrêter. On sent bien que, depuis 48 heures, les agriculteurs ne rencontrent pas vraiment de résistance à leur action. La ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden, s’en est expliquée hier soir : la police a pour consigne de privilégier la concertation et d’éviter l’affrontement. Pour déplacer de force un tracteur ou de le contraindre à avancer, il faut des moyens que les forces de l’ordre n’ont pas toujours, “c’est pour cette raison que nous misons le plus possible sur le dialogue et sur la conclusion de compromis”, a reconnu la ministre qui a quand même appelé à ce que le passage des forces de police et des services de secours soit toujours garanti et que l’approvisionnement des stations services et des supermarchés ne soit pas entravé.
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La ministre de l’Intérieur marche sur des œufs. C’est toujours mieux que de les recevoir quand un manifestant vous les envoie en pleine figure. On sent bien que toute garante de l’ordre et de la sécurité qu’elle soit, Annelies Verlinden n’oublie pas non plus que les agriculteurs sont une partie non négligeable de l’électorat de son parti, le CD&V. Et, dans le climat de colère qui est celui des agriculteurs, ne pas montrer de la compréhension revient à précipiter cet électorat vers les partis populistes qui n’en demandaient pas tant. On se doit d’ailleurs de constater qu’une grande partie de notre personnel politique se retrouve tétanisé face à ce mouvement. À cinq mois d’élections cruciales, les agriculteurs ont non seulement tapé fort, mais ils ont aussi tapé au bon moment. On voit depuis 48 heures les ministres multiplier les rencontres, faire des promesses d’intervention, être prêts à détricoter dans l’urgence des mesures qui ont pourtant leur raison d’être, bref “être à l’écoute”. Traduisez : être prêts à céder aux revendications. Quand on entre dans un rapport de force et que la rue appartient aux agriculteurs, la raison du tracteur est toujours la meilleure.
Bizarrement, depuis deux jours, on n’a pas entendu parler d’entrave à la circulation. Nous n’avons pas vu d’huissier venir sur les barrages et ordonner leur levée sous peine d’astreinte. On n’a pas entendu de calcul sur ce que représentent ces milliers d’heures perdues par des automobilistes dans les embouteillages et l’impact que cela peut avoir sur la vie économique de centaines d’entreprises. On imagine bien que la réparation du tarmac endommagé sur les autoroutes occupées sera à la charge de la collectivité. Ceux qui habituellement crient à la prise d’otage ou à l’irresponsabilité d’un mouvement de grève sont tout à coup bien silencieux. C’est cela aussi la puissance symbolique liée aux tracteurs. Leur présence incongrue dans les rues de Bruxelles, cette occupation de l’espace public et ce blocage des voies de communication est présenté comme la revanche des laborieux de la campagne contre les décideurs des grandes villes. C’est oublier un peu vite, qu’il y a aussi des laborieux dans les grandes villes. Et que, quand ceux-là manifestent, ils n’ont pas toujours droit aux mêmes égards.
Fabrice Grosfilley