L’édito de Fabrice Grosfilley : négociateur cherche conciliateur

Un blocage se lève, un autre s’intensifie. Voici, résumé en une phrase, l’actualité de ce vendredi. Le blocage qui se lève, c’est celui de l’usine Audi Forest. Après une journée et une très longue nuit de négociations, la conciliation aura duré près de 15 heures. La direction et les syndicats d’Audi Forest viennent d’annoncer un premier accord. Celui-ci devrait permettre la réouverture de l’usine la semaine prochaine. En échange, la direction s’engage à payer les travailleurs pour les derniers jours. Mardi prochain, les ateliers peinture et carrosserie reprendront leurs activités, et mercredi, ce sera le tour des autres départements. Le travail pourra donc reprendre de manière progressive. Il s’agit d’une reprise sur base volontaire, ce qui est important à préciser, car il est possible qu’une partie importante des ouvriers continue de faire grève. En contrepartie, les syndicats ont obtenu le paiement des jours chômés cette semaine. Malgré la fermeture de l’usine, ouvriers et employés recevront donc leur salaire, la direction ayant fait marche arrière sur ce point. Cet accord est cependant modeste. Il ne dit rien sur l’avenir du site. La manifestation prévue lundi est d’ailleurs maintenue, mais direction et syndicats ont un motif de satisfaction : pour la direction, c’est la remise en route de la production ; pour les syndicats, c’est le paiement des jours chômés. Il convient également de souligner le rôle joué par la conciliatrice du Service public fédéral de l’emploi.

Si les discussions nocturnes ont été bénéfiques à Audi, la situation n’est pas la même sur le terrain politique. Les négociations en vue de former un prochain gouvernement bruxellois sont toujours complètement à l’arrêt. Il n’y a pas d’accord. C’est même l’inverse, ce vendredi matin, la situation paraît plus bloquée que jamais. Hier, Elke Van den Brandt a à la fois jeté un pavé dans la mare et tenté de proposer un compromis. Le pavé dans la mare, ce sont des mots très durs pour dénoncer la proposition d’ordonnance que le MR, le PS et Les Engagés déposeront lundi prochain au parlement bruxellois pour obtenir le report de deux ans de la prochaine phase de la zone de basse émission. “Les trois partis francophones m’ont planté un poignard dans le dos. Je ne peux pas travailler dans ces conditions. La meilleure garantie pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise est de ne jamais la laisser se produire. C’est pourquoi je demande qu’ils retirent leur proposition dès que possible et qu’on travaille ensemble à l’élaboration d’un compromis négocié”. Un “coup de poignard” : les termes sont forts, et une demande de retrait de la proposition est annoncée, ce qui laisse peu de place à la négociation. Et puis, la proposition de compromis : ne pas reporter la prochaine phase, mais convenir d’un gel temporaire des amendes. C’est vrai que pour les automobilistes, cela reviendrait à la même chose, mais le symbole serait évidemment très différent. La proposition d’Elke Van den Brandt a peu de chances d’être entendue. La suite du débat se déroulera probablement lundi au parlement, lorsque les différentes propositions seront déposées et prises en considération. Il faut noter que le vote n’aura pas lieu immédiatement : les propositions seront étudiées en commission, éventuellement envoyées au Conseil d’État pour analyse. Le parcours législatif prendra plusieurs semaines.

Sur le fond du dossier, Elke Van den Brandt est isolée, et elle le sait. Le report de la prochaine phase de la zone de basse émission s’imposera, et il y aura probablement une large majorité au parlement régional pour le voter. La plupart des partis, qu’ils soient de la future majorité ou de la future opposition, francophones ou néerlandophones, sont d’accord avec cette idée. Pour les trois partis francophones qui sont à la manœuvre, cela pourrait néanmoins ressembler à une victoire à la Pyrrhus. Car si le gain électoral de cette mesure semble évident, l’opération pourrait aussi déboucher sur une paralysie totale des institutions bruxelloises. Ce qu’explique Elke Van den Brandt dans son communiqué d’hier, c’est qu’elle n’a plus confiance dans ses théoriques partenaires de gouvernement. Et les déclarations des uns et des autres ne lui donnent pas tort. Ceux qui suivent la politique avec attention ont bien entendu Georges-Louis Bouchez expliquer à plusieurs reprises qu’il lui faudrait 100 jours pour détricoter “Good Move”. La crainte d’Elke Van den Brandt, c’est qu’après la zone de basse émission, un combat perdu d’avance, les francophones lui imposent ensuite, toujours avec la technique du vote majoritaire, un report des phases suivantes de la zone de basse émission, la fin des zones 30, une réorientation des budgets en faveur de l’automobile, moins d’argent pour les pistes cyclables et les piétons, bref, le démantèlement de sa politique de mobilité. Au final, cela fait beaucoup de couleuvres à avaler. Elke Van den Brandt a donc décidé de raidir sa position. Elle n’avalera rien du tout, quitte à être complètement isolée et à apparaître comme celle qui bloque les négociations. Pour l’instant, c’est donc l’impasse. “Reportez le report de la zone de basse émission, et on pourra se parler“, dit Elke Van den Brandt. “Formez d’abord une majorité néerlandophone, et on pourra se parler ensuite“, lui rétorquent les francophones. Même l’ordre des opérations ne fait plus consensus.

J’évoque une “victoire à la Pyrrhus”, car les francophones n’ont à long terme pas grand-chose à gagner en mettant Elke Van den Brandt dans un coin. Certes, le MR, le PS et Les Engagés pèsent plus lourd que Groen. Ils ont la légitimité démocratique de leur côté. Mais les institutions bruxelloises sont telles qu’on ne peut pas se passer d’une majorité dans le collège néerlandophone. Et cette majorité est quasiment impossible à atteindre sans les quatre sièges du parti Groen. Vouloir passer par la voie parlementaire, c’est donc prendre le risque d’aller dans le mur. Se placer dans une situation où, faute d’accord, s’ouvrirait une longue période d’affaires courantes. Avec un gouvernement Vervoort qui resterait au pouvoir, mais sans majorité parlementaire pour le soutenir, et des textes qui passeraient les uns après les autres au gré des majorités de circonstances. Une aventure institutionnelle à laquelle personne n’a intérêt. Et même si la campagne électorale est désormais l’objectif numéro un dans les états-majors, il ne faut pas négliger ce risque : celui d’une région bruxelloise qui, faute de regards des francophones pour les néerlandophones, sombrerait demain dans un désordre politique considérable. En regardant du côté d’Audi, on se dit que ce qui manque peut-être dans cette phase de négociation bruxelloise, c’est un conciliateur qui ne serait ni francophone ni néerlandophone. Un médiateur ou une médiatrice capable de se placer au-dessus de la mêlée et d’expliquer au MR, PS, Les Engagés et Groen qu’ils n’ont d’autre choix que de s’entendre. Et que commencer par un petit accord, c’est se placer en position de continuer le dialogue ensuite.

Fabrice Grosfilley