L’édito de Fabrice Grosfilley : misère bruxelloise

Comment comprendre la réalité bruxelloise ? Comment, derrière les discours politiques, appréhender la réalité sociale de notre région, qui compte un million deux cent mille habitants ? Ce matin, trois chiffres nous rappellent les grandes difficultés financières auxquelles font face de nombreux Bruxellois au quotidien. Deux d’entre eux proviennent des bases de données de l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), et méritent qu’on s’y attarde quelques instants.

Premier chiffre : les bénéficiaires du CPAS

En 2023, plus de 53 000 personnes bénéficiaient d’un revenu du CPAS, un chiffre en hausse de plus de 5 % par rapport à l’année précédente. C’est une sorte de record, et il est fort probable qu’il soit encore dépassé en 2024. Les disparités sont marquées :

  • À Anderlecht, où le CPAS a fait parler de lui ces dernières semaines, 9,1 % de la population bénéficie du revenu d’intégration sociale.
  • Cette barre des 9 % est également atteinte ou dépassée à Saint-Josse et Schaerbeek.
  • À Molenbeek, ce taux grimpe à 11,5 %, soit plus d’une personne sur dix dépendant du CPAS.

À titre de comparaison, la moyenne est de 1,3 % en Flandre et de 3,6 % en Wallonie, avec des disparités régionales importantes. Par exemple, dans la ville de Charleroi, 10 % de la population dépend du CPAS, et ce chiffre atteint 7,5 % à Liège. La pauvreté se concentre dans les grandes villes et la Région Bruxelloise est particulièrement touchée.

Deuxième chiffre : les demandes de logement social

Le nombre de ménages en attente d’un logement social a franchi la barre des 50 000. En 2023, 53 000 ménages figuraient sur cette liste, un chiffre qui illustre une situation critique. L’IBSA souligne que, de toutes les régions du Royaume, c’est à Bruxelles que se loger coûte le plus cher. En 2023, les loyers moyens ont augmenté de 4,1 % par rapport à l’année précédente, tandis qu’en Wallonie, les loyers sont restés stables, voire en légère baisse, et qu’en Flandre, la hausse n’était que de 2 %.

Concernant les logements sociaux, l’offre est restée stable depuis 2005, alors que la demande a plus que doublé en 20 ans. Selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique, pas vraiment un club de gauchistes), 50 % de la population bruxelloise a des revenus qui les rendent éligibles à un logement social. Ces données ont des répercussions concrètes :

  • 31 % des Bruxellois vivent dans un logement surpeuplé.
  • Plus de 10 % se trouvent en situation de “privation grave de logement”, combinant surpeuplement et problèmes comme l’humidité ou l’absence de sanitaires.
  • Ce taux est dix fois supérieur à ceux observés dans les autres régions.

Troisième chiffre : les sans-abris

À cela, s’ajoute la problématique des sans-abris. Une opération de recensement vient d’être menée il y a quelques semaines par les acteurs du secteur, mais les chiffres définitifs ne sont pas encore disponibles. Les associations estiment que le nombre de sans-abris pourrait dépasser les 10 000 personnes en région bruxelloise.

Une pauvreté difficile à appréhender

Ces chiffres – 53 000 personnes dépendant du CPAS, 53 000 ménages en attente d’un logement social, 10 000 sans-abris – sont alarmants. Vus depuis la Wallonie ou la Flandre, ils sont probablement difficiles à saisir. Même pour les habitants des quartiers privilégiés de Bruxelles, la pauvreté reste une réalité souvent abstraite.

Elle devient tangible lorsqu’on emprunte le métro ou qu’on se promène en centre-ville : on croise des personnes dormant dehors, sous des ponts, dans des recoins du métro, ou encore des files qui s’allongent devant les distributions d’aide alimentaire. Face à cette misère, deux options s’offrent à nous : fermer les yeux et se concentrer sur ses propres problèmes, ou reconnaître que cette situation est révoltante et nécessite des mesures urgentes pour corriger ces injustices.

Une responsabilité politique et économique

Les décideurs économiques et politiques ont une responsabilité particulière. Ceux qui détiennent le pouvoir doivent l’utiliser pour lutter contre la pauvreté. Dans ce contexte de misère grandissante, une crise politique risquant de paralyser les institutions bruxelloises ou de remettre en cause les politiques de soutien social serait inacceptable. L’idée que la région bruxelloise puisse, à cause de cette paralysie, être administrée demain de l’extérieur par des personnes qui ne connaissent pas Bruxelles, ne l’aiment pas, ou ne veulent pas voir les conditions de vie des Bruxellois les moins favorisés, serait également une mauvaise nouvelle.

Fabrice Grosfilley