L’édito de Fabrice Grosfilley : mandats d’arrêt

C’était une décision attendue, conforme aux réquisitoires du ministère public. En soi, ce n’est pas une surprise, et pourtant, elle a provoqué une immense vague de réactions. La Cour Pénale Internationale (CPI) a émis hier trois mandats d’arrêt pour des “crimes de guerre et crimes contre l’humanité” dans la bande de Gaza et en Israël. Deux visent le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, tandis qu’un autre cible Mohammed Deif, chef militaire du Hamas, considéré comme le cerveau des massacres du 7 octobre 2023.

Il faut préciser qu’avant d’émettre ces mandats d’arrêt, la Cour a pris le temps de la réflexion. Le réquisitoire de son procureur, Karim Khan, date du mois de juin. Il a donc fallu près de six mois pour que le réquisitoire soit validé. Six mois de pressions diplomatiques, mais finalement, la Cour a suivi son procureur, ce qui a abouti à ce que les journaux israéliens qualifient de “bombe juridique”. C’est la première fois que des dirigeants israéliens font l’objet d’un tel mandat d’arrêt. Avant eux, Vladimir Poutine et des chefs de guerre congolais, comme Jean-Pierre Bemba, font partie de ce petit cercle de personnalités visées par de tels mandats.

Depuis cette annonce, les réactions se concentrent surtout sur les deux mandats d’arrêt émis contre les dirigeants israéliens. En ce qui concerne Mohammed Deif, chef du Hamas, il faut préciser qu’il est présumé mort, même si son décès n’a pas pu être confirmé. Sans surprise, les condamnations les plus vives sont venues d’Israël. Benjamin Netanyahou a qualifié ce mandat de “décision antisémite”, s’estimant victime d’un nouveau “procès Dreyfus“. Yoav Gallant a dénoncé un “dangereux précédent” qui “encourage le terrorisme“. “C‘est un jour noir pour la justice. Un jour noir pour l’humanité“, a également écrit sur X, anciennement Twitter, le président israélien Isaac Herzog.

Des protestations ont également émané des États-Unis. Joe Biden a jugé “scandaleux” les mandats d’arrêt émis, déclarant : “Quoi que puisse sous-entendre la CPI, il n’y a pas d’équivalence, aucune, entre Israël et le Hamas.” Donald Trump n’a pas réagi, mais son futur conseiller à la Sécurité nationale, Mike Waltz, a promis une “réponse forte” au “biais antisémite” de la CPI dès que le président élu prêtera serment en janvier.

En contraste avec ces réactions véhémentes, la position européenne se veut plus mesurée. Elle consiste à prendre acte de la décision de la Cour et à affirmer que les mandats d’arrêt seront appliqués. Concrètement, cela signifie que si Benjamin Nétanyahou se rend en Europe, il risque une arrestation. On rappellera que 124 pays reconnaissent la compétence de la Cour pénale internationale et sont censés appliquer ses décisions. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a ainsi affirmé que les mandats d’arrêt devaient être “respectés et appliqués“. “Les responsables des crimes commis en Israël et à Gaza doivent être poursuivis au plus haut niveau, qui qu’ils soient“, a déclaré notre ministère des Affaires étrangères sur X.À l’inverse, le ministre autrichien des Affaires étrangères a qualifié la décision “d’incompréhensible”, tandis que son homologue italien s’est montré prudent, indiquant qu’il fallait “évaluer la manière de réagir et d’interpréter la décision de la Cour.”

Ces réactions contrastées nous rappellent que l’instauration d’une justice internationale qui transcende les intérêts nationaux n’est pas un long fleuve tranquille. Elle dessine en creux le camp de ceux qui reconnaissent l’indépendance de la justice d’un côté, et ceux qui estime que l’exécutif n’a pas de compte à lui rendre de l’autre.  Deux positions qui disent beaucoup du rapport que les uns et les autres entretiennent à la démocratie et au principe de séparation des pouvoirs. Quand une décision de justice déplaît, le premier réflexe, partout et toujours, est de vouloir la contester, de tenter de s’y soustraire, en estimant que la justice est partiale ou qu’elle n’est pas compétente. La justice ne peut fonctionner à deux vitesses : elle est valable pour tout le monde. On ne peut pas dire que les mandats d’arrêt de la CPI sont légitimes lorsqu’ils visent Vladimir Poutine ou un chef d’État africain, mais qu’ils ne le sont pas lorsqu’ils concernent d’autres États. Jusqu’à preuve du contraire, la CPI garantit des procès justes et équitables ; il est possible d’y faire appel des condamnations, et elle a déjà acquitté par le passé certains accusés traduits devant son tribunal, comme ce fut le cas de Laurent Gbagbo et de ses proches. L’histoire nous jugera. Ce qui est vrai  à l’échelle locale l’est au niveau international, qu’on parle de voleur de poule ou de criminel de guerre. Ne pas reconnaître par avance la décision d’un juge, c’est militer pour l’impunité et se ranger du côté des délinquants.

Fabrice Grosfilley