L’édito de Fabrice Grosfilley : le radeau de la Méduse
C’est une descente vers l’abîme. Chaque semaine qui passe nous rapproche un peu plus du chaos. Le spectre d’une région bruxelloise, réellement ingouvernable, d’un bateau sans capitaine qui irait se fracasser sur les récifs budgétaires, pourtant dûment cartographiés, n’est plus une histoire de sorcière qu’on raconte pour faire peur aux enfants. Ce n’est encore moins un poisson d’avril qui devrait nous faire sourire. C’est la direction très réelle et très concrète que nos dirigeants politiques sont bel et bien en train d’emprunter.
Hier, en fin de journée, le Mouvement Réformateur a donc dû acter que sa proposition de confier un poste de commissaire de gouvernement à la N-VA se soldait par un échec. Le Parti socialiste a redit qu’il n’en voulait pas. Or, sans le Parti socialiste, il n’y a à ce stade pas de majorité parlementaire pour valider cette formule. On notera que la N-VA elle-même a adopté une position prudente, en indiquant qu’elle était prête à parler du fond d’abord et que, pour le commissaire du gouvernement ou un autre poste, on verrait plus tard. Ce n’était donc pas une porte fermée, mais ce n’était pas non plus un oui franc et massif. De toute façon, sans le PS, cette piste se refermait d’elle-même, et il fallait donc communiquer. C’est ce qu’a fait le Mouvement Réformateur hier soir, en pointant, comme on pouvait s’y attendre, l’intransigeance d’Ahmed Laaouej. “Nous actons l’incapacité des socialistes à accepter un compromis qui permettrait la mise en place d’un gouvernement bruxellois”, cinglait le communiqué, précisant que la proposition avait été acceptée par cinq des six partis auxquels elle avait été proposée. Le MR annonçait donc qu’il allait “dans les prochaines heures, prendre des initiatives pour élargir le soutien parlementaire” à cette proposition. Sans le PS, précisait-il.
Faisons les comptes. Parmi les cinq partis qui ont approuvé formellement cette piste du commissaire de gouvernement par la N-VA – rappelons que commissaire signifie être membre de la majorité sans avoir toutefois le rang de ministre ou de secrétaire d’État –, on trouve trois formations néerlandophones : Groen, Vooruit et le CD&V, et deux formations francophones : le MR et Les Engagés. À elles deux, ces formations détiennent 29 députés. On est très loin d’une majorité dans le collège francophone, qui compte 72 élus. C’est donc la piste d’un gouvernement ultra-minoritaire dans son aile francophone qui est désormais sur la table. À ce stade, ce gouvernement n’aurait donc la majorité ni dans le camp francophone ni dans l’ensemble du parlement. Pour l’installer, il faudrait donc pouvoir compter sur un soutien d’autres formations. Les regards se tournent vers DéFI et Ecolo, et c’est sans doute à cela que Georges-Louis Bouchez va s’employer dans les prochaines heures ou prochains jours. On ne va pas dire que c’est perdu d’avance. On va dire qu’on ne voit pas bien pourquoi DéFI et Ecolo décideraient de faire ce cadeau au Mouvement Réformateur pour permettre d’installer un gouvernement qui aurait à son bord la N-VA, avec laquelle ils ont très peu de visions politiques en commun. Et même en imaginant que DéFI et Ecolo acceptent de jouer le jeu et permettent d’installer ce gouvernement, la suite n’aurait pas beaucoup de sens. Ce gouvernement ultra-minoritaire pourrait être contraint par le parlement d’appliquer des politiques qui ne lui conviendraient pas du tout, puisqu’il faut le rappeler, il y a globalement une majorité qui penche à gauche au Parlement bruxellois.
En parallèle à cette communication du MR, DéFI a sorti une contre-proposition hier en milieu de journée. Un gouvernement sans PS ni N-VA. Le parti de Sophie Rohonyi propose de travailler sur une alliance MR/Engagés/Ecolo/DéFI côté francophone, et sur un attelage Groen/Open VLD/Vooruit/CD&V côté néerlandophone. Sur le papier, ça marche, mais il faudrait quand même huit partis au total. Et surtout, cela ne règle pas le problème des trois postes pour quatre partis du côté néerlandophone et ne tient pas compte du refus, encore répété hier, de l’Open VLD de gouverner sans la N-VA.
Bref, à ce stade, l’équation reste toujours sans solution. Et l’irruption de GLB sur la scène bruxelloise, qui semble vouloir désormais s’imposer comme formateur de fait, ne change rien au chaos ambiant. Au contraire. On a le sentiment que l’objectif premier n’est plus du tout de former une majorité, mais de faire porter la responsabilité de l’échec sur une autre formation politique. Le valet noir passe donc d’une main à l’autre. La semaine dernière, il était dans les mains de l’Open VLD, depuis hier soir, il est revenu dans les mains du Parti socialiste. Pour la solution de fond, en revanche, on repassera. Et nous, les électeurs, les citoyens, les Bruxellois, quel que soit le parti pour lequel nous avons ou non voté en juin dernier, nous assistons impuissants à ce très mauvais spectacle. Nous voyons surtout ce fier bateau bruxellois, avec la fleur de l’iris en étendard, devenir un rafiot pitoyable. Encore un peu, et la région bruxelloise sera un radeau à la dérive, prêt à se renverser à la moindre grosse vague. Un radeau de la Méduse, comme ce tableau de Géricault qu’on peut voir au musée du Louvre. Alors oui, rendez-nous un navire dont nous puissions être fiers, un capitaine et un équipage qui tiennent la route. Pas ce radeau où les survivants se dévorent entre eux. Ressaisissez-vous et évitez pour vous-mêmes cette humiliation qui conduirait des citoyens bruxellois à devoir organiser des manifestations devant le Parlement bruxellois pour vous faire entendre raison. Cela ne ferait qu’ajouter le déshonneur au discrédit qui frappe aujourd’hui l’ensemble de la classe politique bruxelloise.
Fabrice Grosfilley