L’édito de Fabrice Grosfilley : la victoire de la colère sur la vérité

Où en sommes-nous avec la vérité ? Est-ce que cette notion du vrai est encore quelque chose de tangible, d’accepté par tous, une notion autour de laquelle nous pouvons organiser le débat public, nous forger des opinions ? Ou bien les slogans, les certitudes, les raccourcis sont-ils devenus plus importants que la vérité ?

Ces questions, en tant que journaliste, nous sommes amenés à nous les poser très souvent. Et très souvent, je suis pris à partie sur Twitter, désormais X, par des internautes qui m’accusent de propager des fake news, d’être à la solde de l’un ou l’autre parti. Ils assènent leur propre vérité, sans évidemment accorder la moindre attention aux contre-arguments que vous pourriez émettre, et agrémentent le tout d’agressivité, de propos dévalorisants et parfois d’insultes voire de menaces. Il faut être psychologiquement bien armé pour supporter ces débats de caniveau sur les réseaux sociaux.

On doit faire le constat qu’aujourd’hui la colère et l’agressivité l’emportent sur l’écoute et la bienveillance. C’est une culture du débat qui est en train de disparaître. Cela peut paraître anodin, et je vous donne peut-être l’impression d’enfoncer une porte ouverte. Mais ce changement de paradigme dans les échanges n’est pas sans conséquence sur les relations entre citoyens, journalistes et politiques. Et dans un système politique qui a été longtemps basé sur le compromis à la belge, les dégâts sont considérables. Le compromis, c’est désormais une conception des choses que les internautes et plus largement l’opinion publique ne valorisent plus. Il faut de la fermeté, des virages à 180 degrés, du clivage et des boucs émissaires.

Cette nouvelle relation à la vérité et à l’écoute de l’autre s’exprime aussi sur les plateaux de télévision. On a pu en avoir un exemple flagrant la nuit dernière lors du premier duel entre Joe Biden, président actuel des États-Unis, et Donald Trump, son prédécesseur. C’était sur CNN. On peut, on doit, ou on devrait faire le relevé des phrases mensongères prononcées par les deux candidats. Avec le constat que Donald Trump est imbattable dans ce registre de l’affirmation bidon. En commençant par contester des décisions de justice, alors qu’il vient d’être condamné dans l’affaire Stormy Daniels. “Je n’ai rien fait de mal” a avancé Donald Trump en affirmant que le système judiciaire américain était “truqué”. Dire de la justice de votre pays qu’elle est truquée… cette saillie fallacieuse vaut son pesant de populisme, elle n’a pas été relevée ni corrigée par les journalistes qui arbitraient le débat. Donald Trump a encore affirmé que la guerre en Ukraine n’aurait jamais eu lieu si les États-Unis avaient un “leader fort”. Comme si Vladimir Poutine n’y était pour rien et que Joe Biden portait la responsabilité de l’attaque. Donald Trump a encore affirmé que l’inflation tuait les États-Unis, ce qui relève, je vous l’accorde, plutôt de l’exagération que du mensonge et les deux hommes ont encore présenté des visions divergentes de la politique d’immigration.

On soulignera encore que le candidat républicain, qui n’a jamais concédé sa défaite en 2020, ne s’est pas engagé à reconnaître sans condition le verdict de la prochaine élection présidentielle. Il a utilisé une formule ambiguë, indiquant qu’il l’accepterait si l’élection était “juste et équitable “. Une manière de dire que le dernier scrutin ne l’avait pas été,  la fameuse théorie selon laquelle on lui aurait volé sa réélection. Toutes ces affirmations qui prennent leur distance avec la réalité, tous ces mensonges, il faut dire le mot, sont passés crème hier soir. Parce que les deux journalistes de CNN se sont cantonnés à un rôle d’arbitre le plus neutre possible ; ils étaient surtout les comptables du chronomètre. Comme journaliste, ce n’est jamais facile d’arbitrer ce genre de débat. Intervenir trop souvent, c’est donner l’impression d’être de parti pris. Ne pas corriger les inexactitudes, c’est laisser la place à la propagation d’affirmations inexactes, être instrumentalisé, voire complice de celui qui ira le plus loin dans les attaques et la manipulation. C’est l’une des raisons pour lesquelles je défends la notion de cordon sanitaire. Quand on a un menteur sur le plateau, et que ses mensonges dressent les citoyens les uns contre les autres, le journaliste est dans l’incapacité de faire son travail, qui est de dire le vrai (sauf à monter soi-même sur le ring, ce qui n’est pas notre place).

Hier soir, c’est Donald Trump qui a gagné le débat. Parce que Joe Biden, avec la voix enrouée, est apparu confus, avec des fins de phrases pas toujours audibles, des raisonnements pas toujours très clairs. Et aussi  parce que les attaques de Donald Trump sur son âge et son incapacité à assumer un nouveau mandat ont fait mouche. Les Américains voteront à l’automne. Plus près de nous, dans le temps et dans l’espace, les Français votent ce dimanche pour renouveler l’Assemblée Nationale. La victoire du Rassemblement National est annoncée par tous les instituts de sondage. Là, c’est une campagne sur TikTok qui aura peut-être permis à Jordan Bardella de faire la différence. Un Jordan Bardella malmené dans les débats politiques à la télévision, mais qui fait recette sur les réseaux sociaux. Donald Trump, Jordan Bardella, même combat :  c’est la défaite du fond et la victoire de la forme. La revanche de la colère, au détriment de la vérité. C’est un grand basculement dont nous aurions bien tort de croire qu’il ne nous concerne pas.

Fabrice Grosfilley