L’édito de Fabrice Grosfilley : la frontière nette

Dans son édito de ce lundi 3 juin, Fabrice Grosfilley revient sur les propos tenus par Pierre-Yves Jeholet.

“Ne venez pas nous donner des leçons ici en Belgique, il y a des règles, on les respecte. Si ça ne vous plaît pas, vous n’êtes pas obligé de rester en Belgique.” Voici précisément les propos tenus par Pierre-Yves Jeholet hier midi sur RTL. Le ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles, membre du MR, s’adressait à Nabil Boukili, député du PTB. “Si tu n’es pas content, retourne dans ton pays”: l’expression raciste par excellence n’était pas loin. Légèrement nuancée, édulcorée peut-être, mais à peine.

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Très rapidement, cette déclaration a fait abondamment réagir. Le président du PTB, Raoul Hedebouw, a demandé au Mouvement Réformateur de présenter des excuses. “Le racisme n’a pas sa place en Belgique.”

Le président du PS, Paul Magnette, a qualifié de “totalement inacceptables” les propos de Pierre-Yves Jeholet, “quelles que soient les divergences que l’on peut avoir“.

Rajae Maouane, coprésidente d’Ecolo, évoquait un “énorme dérapage raciste (…) Les élus belges d’origine étrangère sont bel et bien belges. Il n’est pas question de quitter notre pays, la Belgique.”

Indignation immédiate à gauche, réaction aussi au centre-droit quelques heures plus tard, le temps de la réflexion sans doute. Maxime Prévot, président des Engagés, a estimé que des excuses du président de la Fédération Wallonie-Bruxelles étaient nécessaires. “Aucun interlocuteur ne peut, même lors d’un débat électoral, être renvoyé à ses origines pour exprimer un désaccord de fond.”

“Réduire une personne à ses origines est un dérapage aux relents racistes”, confirmait également François De Smet pour DéFI, même s’il précisait que Pierre-Yves Jeholet n’est pas coutumier de tels propos. “Il serait apprécié qu’il s’en excuse, indiquait-il, tout en considérant que la question du port des signes distinctifs méritait un vrai débat.

Alors d’excuses, il n’y en a pas eu. Pierre-Yves Jeholet s’est contenté d’un communiqué publié sur les réseaux sociaux, estimant que ses propos n’étaient nullement une attaque personnelle. Au contraire, il rejetait la faute sur Nabil Boukili, estimant que celui-ci l’avait comparé au régime iranien. Et s’il est vrai que dans leurs échanges télévisuels, Nabil Boukili avait indiqué que décider de ce que les femmes peuvent porter ou non était digne de régimes comme celui de l’Iran, ce n’était quand même pas une comparaison aussi personnalisée (et injurieuse) que ne l’affirme le ministre-président.

Même tonalité chez Georges-Louis Bouchez, le président du MR, estimant que les propos tenus à RTL visaient simplement à indiquer “que ceux qui ne veulent pas se conformer à la neutralité de l’État, belges ou non, peuvent aller dans un pays conduit par la religion pour voir les effets dévastateurs que cela peut avoir sur les populations concernées”.

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Ces explications capillotractées oublient un peu vite la première partie de la déclaration de Pierre-Yves Jeholet. “Ne venez pas nous donner des leçons, ici, en Belgique.” Par cette première petite phrase, Pierre-Yves Jeholet trace un trait entre le “vous” et le “nous”. “Vous n’êtes pas autorisé à nous faire la leçon sur ce qui se passe chez nous” aura immédiatement traduit le tonton raciste du repas de Noël.  Quand on met les deux phrases ensemble, aucun doute n’est permis. Les dénégations sont de l’enfumage. Pierre-Yves Jeholet a bien tenu des propos racistes. Nabil Boukili, parce qu’il porte un nom à consonance étrangère, n’est pas considéré comme autorisé à émettre un avis sur la conduite des affaires belges. Pourtant, belge, Nabil Boukili l’est. Sans cela, il n’aurait évidemment pas pu être député. Et donner son avis, tout le monde peut le faire, à fortiori quand on est un élu de la nation et qu’on a pour fonction de participer à l’élaboration des législations. Unia, ancien centre pour l’égalité des chances, ne s’y est d’ailleurs pas trompé, parlant de propos racistes et xénophobes, même s’ils ne donneront pas lieu à poursuite puisqu’il n’y a pas eu d’incitation à la haine.

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Cela peut arriver à tout le monde de dire un mot qui ne reflète pas sa pensée. Aux hommes politiques, aux journalistes aussi d’ailleurs, dans le feu du direct, on peut évidemment s’emporter ou ne pas maîtriser parfaitement son vocabulaire. Mais ne le reconnaissant pas, en niant avoir dérapé, en refusant de présenter des excuses, Pierre-Yves Jeholet et son parti s’inscrivent dans une autre dynamique. Une dynamique qu’on a déjà observée et décrite (quand Georges-Louis retweetait des comptes d’extrême-droite ou s’affranchissait du cordon sanitaire pour débattre avec le Vlaams Belang par exemple), une dynamique dont on a déjà d’ailleurs dénoncé les dangers dans cet éditorial. C’est celle qui consiste à ne plus marquer un trait clair entre ce qui relève du racisme, qui est l’un des marqueurs de l’extrême droite, et le refus de ce racisme, qui est l’un des socles du débat démocratique en Europe occidentale. Cette digue, cette séparation, elle a déjà cédé, en Flandre, en France, où l’on voit des partis de droite classiques être de plus en plus poreux aux argumentaires racistes. Il faut bien dresser le constat qu’au Mouvement Réformateur aussi, la frontière n’est plus très claire.

Fabrice Grosfilley

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03 juin 2024 - 09h54
Modifié le 03 juin 2024 - 09h54