L’édito de Fabrice Grosfilley : La frontière
Difficile ce lundi de ne pas avoir les yeux rivés de l’autre côté de la frontière. En temps « normal », déjà, les Belges francophones sont férus de politique française. Ils la suivent parfois avec autant d’intérêt que leurs propres débats nationaux, et parfois aussi avec une pointe d’envie, tant la passion semble décuplée et les orateurs brillants quand ils viennent de Paris, Nice, Tulle, Lille ou Valenciennes. La proximité géographique, les intérêts économiques, un héritage historique commun (à commencer par le code civil de Napoléon) et une langue partagée sont autant de passerelles qui favorisent l’importation des idées et des débats français dans notre sphère politique ou médiatique.
En temps de crise, l’intérêt est décuplé. Ce qui s’est passé dimanche est un bouleversement majeur dont la Belgique ne peut pas faire abstraction. Ce qui se passera dimanche prochain et dans les semaines qui suivront avec la mise en place d’une nouvelle majorité sera lourd de conséquences, tant pour la Belgique que pour l’ensemble de l’Union européenne. Ne fermons pas les yeux, et ne sous-estimons pas l’importance de ce scrutin pour notre avenir collectif.
La victoire du RN au premier tour de l’élection législative est nette, même si elle peut paraître légèrement inférieure à ce que prédisaient certains instituts de sondage. Le système majoritaire à deux tours rend difficile les projections pour le second tour, mais on peut envisager à ce stade deux hypothèses privilégiées. La première est celle d’une majorité absolue du parti d’extrême droite, ou d’une quasi-majorité absolue qui pourrait s’appuyer sur ce qu’il faut de candidats LR ou indépendants pour revendiquer le poste de Premier ministre. La dynamique d’une première victoire qui en appelle d’autres, la libération de la parole raciste, la mobilisation des militants du RN ne doivent pas être sous-estimées.
La seconde hypothèse est celle d’un sursaut républicain bénéficiant aux candidats du Nouveau Front Populaire et surtout à ceux de la majorité présidentielle regroupée sous le label Ensemble. Dans cette seconde hypothèse, imaginer que l’un des deux blocs puisse dépasser le RN et/ou disposer d’une majorité est exclu. La classe politique française devrait donc se contraindre à la négociation d’une grande alliance qui regrouperait ce qui restera du mouvement macroniste, du PS, des Verts et d’une partie des Républicains pour tenter d’atteindre une majorité… autant dire l’alliance de la carpe et du lapin, un sursaut républicain peut-être, pour ceux qui défendront l’idée, la preuve d’une collusion des partis de l’establishment, une manœuvre d’appareils toujours plus sourds aux aspirations des Français, pour ceux qui n’en seront pas.
Dans ce second cas, le risque est grand de voir la politique française s’enfoncer dans une période d’instabilité profonde. Sans majorité claire, en amalgamant des partis dont les programmes ou les valeurs sont si éloignés, la vie parlementaire des deux années à venir risque fort de ressembler à celle de la IIIe République. Cela n’éteindra pas la dynamique en faveur du RN. Cela risque même de la renforcer. Quelle que soit l’hypothèse retenue, la dissolution de l’Assemblée nationale ressemble de plus en plus à un geste d’apprenti sorcier qui aura libéré des pulsions nationalistes devenues incontrôlables.
À ce stade du commentaire, et puisqu’on parle de l’autre côté de la frontière, il me semble nécessaire de rappeler ce qui différencie l’extrême droite de la droite classique. Ce qui justifie, au fond, qu’on estime que la première n’appartient pas au champ démocratique (les Français diront républicain) alors que la seconde en est l’un des piliers. La frontière n’est pas poreuse, elle peut être tracée clairement, contrairement à ce que certains disent.
La plupart des politologues s’accordent sur trois marqueurs idéologiques propres à l’extrême droite : la xénophobie, une politique intérieure autoritaire, un discours hostile aux élites en place. Ces trois dimensions sont bien présentes dans le projet du RN ou dans les prises de parole récentes de ses représentants.
La xénophobie, c’est le discours sur l’immigration qu’il faudrait donc mieux contrôler. Sans aller trop loin dans les concepts de la philosophie politique, les mouvements d’extrême-droite s’inspirent souvent d’une vision organiciste de la société dans laquelle ils évoluent. Cette vision assimile la nation à un organisme vivant : un corps unique, auquel il faut donc appartenir, et à la santé duquel nous serions tenus de contribuer. Le corps étranger, lui, qui tenterait de pénétrer cet organe-nation est donc porteur de maladie ou de dégénérescence. C’est l’image d’une France malade qu’il faut désormais sauver, un discours entendu dans de nombreux micros-trottoirs ces derniers jours, les plus hardis évoquant le cancer de l’immigration.
La politique intérieure autoritaire, c’est l’annonce d’un renforcement des politiques sécuritaires. La possibilité de retirer certaines libertés au bénéfice d’un ordre renforcé (les plus savants parleront d’illibéralisme). Le droit de manifester est ainsi en ligne de mire. La volonté de soumettre la justice aux directives de l’exécutif est une pratique courante des gouvernements d’extrême droite, de même que les mesures d’exception qui permettent de suspendre des libertés acquises. Aux yeux de l’opinion, il s’agit de contraindre les juges à appliquer des peines plus fermes, ou de donner aux forces de l’ordre des pouvoirs étendus… mais la conséquence est bien la fin de l’équilibre des pouvoirs cher à Montesquieu.
Le troisième marqueur est la dénonciation virulente des dirigeants et des élites qui ne partageraient pas la même idéologie : les dirigeants politiques du pouvoir précédent, les universitaires, les artistes, les médias, etc. C’est le discours sur le parti de l’anti-France, la volonté de mettre les élites au pas, de leur dénier le droit à l’expression d’une pensée qui n’entrerait pas dans la ligne organiciste. Vous comprendrez assez vite que ce troisième point peut se conjuguer rapidement aux deux précédents, en réprimant les médias (ou en définançant certains d’entre eux), en retirant le droit aux corps intermédiaires ou aux partenaires sociaux de gérer certains aspects de la vie en société, sans oublier une intervention dans les programmes scolaires ou éducatifs.
Quand on a ces trois critères en tête, il est donc aisé de faire une distinction nette entre les mouvements d’extrême droite et ceux de la droite classique. On pourrait bien sûr ajouter une volonté de repenser la politique des relations internationales (dis-moi qui tu soutiens, je te dirai qui tu es) ou d’autres critères liés à la pratique religieuse ou à la liberté sexuelle, par exemple, et la liste n’est pas exhaustive.
Si, dans le cas du RN (et de Reconquête), le qualificatif d’extrême-droite semble indiscutable, la grande habileté de Jordan Bardella et Marine Le Pen aura donc été de faire oublier la réalité de leur héritage politique et d’avoir réussi à catalyser de nombreuses frustrations des électeurs français, transformant la colère en bulletins de vote. La grande défaite des démocrates est de n’avoir pas réussi à rappeler ce que signifiait concrètement un programme d’extrême droite. Et sans doute, aussi, de ne pas avoir tracé de ligne suffisamment claire entre les propositions qui relevaient de principes défendables, de celles qui n’en découlaient pas.