L’édito de Fabrice Grosfilley : la cristallisation

C’est donc le blocage : il est explicite, il est profond, il est total. D’un côté, les partis néerlandophones estiment avoir un accord de préformation et se disent prêts à entamer les négociations avec les francophones. De l’autre, le Parti socialiste refuse catégoriquement toute négociation tant que la N-VA est dans l’équation. En position d’observateurs, le MR, par la voix de David Leisterh, et Les Engagés, représentés par Christophe De Beukelaere, jugent que « la plaisanterie a assez duré » et appellent à se mettre autour de la table pour discuter.

La publication d’un communiqué par les néerlandophones, annonçant hier cet accord de préformation, suivie quelques minutes plus tard d’un communiqué de David Leisterh appelant « tous les partenaires à faire preuve de responsabilité face à l’ampleur de la crise politique, institutionnelle et budgétaire », a officialisé une situation de blocage qui couvait depuis deux semaines. En effet, cela fait 15 jours que Groen, Vooruit, l’Open VLD et la N-VA sont officiellement en négociation. Quinze jours également que l’Open VLD a annoncé qu’il se contenterait d’un poste de commissaire au gouvernement si (et seulement si) la N-VA intégrait la majorité, un scénario accepté par Groen et Vooruit. Pendant cette même période, le Parti socialiste n’a cessé de répéter qu’il était hors de question pour lui de rejoindre un gouvernement incluant la N-VA.

La séquence d’hier, en se matérialisant par des communiqués officiels, a marqué le point d’orgue d’un blocage attendu. Un mur que les négociateurs, tous ensemble, viennent de heurter de plein fouet. C’est en quelque sorte la cristallisation des difficultés de cette négociation. En chimie, la cristallisation désigne le passage d’un état gazeux ou liquide à un état solide. Les chimistes parlent d’un passage d’un état désordonné à un état ordonné, lorsque les molécules et les atomes forment un bloc. Tant qu’on en était aux petites phrases, aux bruits de couloirs, aux déclarations sibyllines, on pouvait encore croire en une marge de négociation. Avec la cristallisation des positions, l’espoir de voir cette coalition 3+4 prendre forme n’est plus permis aujourd’hui.

Le refus du PS repose d’abord sur une opposition de fond : son refus de gouverner avec la N-VA. Les socialistes francophones estiment que le projet des nationalistes flamands, dont le but ultime est l’indépendance de la Flandre, est incompatible avec leur vision de Bruxelles. Faire entrer la N-VA dans le gouvernement régional reviendrait, selon eux, à lui accorder un droit de veto sur la gestion de la région, puisqu’un gouvernement doit prendre ses décisions par consensus, un consensus souvent impossible à atteindre sur de nombreux sujets. Il est déjà ardu de faire cohabiter des partis de droite et de gauche ; ce serait encore plus compliqué de concilier les partisans d’une Région bruxelloise forte et autonome (les adeptes d’un modèle à trois régions), avec une vision qui envisage à terme la cogestion de Bruxelles par les deux grandes communautés linguistiques (les partisans du modèle « deux plus deux »).

Il y a également des éléments plus stratégiques ou politiques. Le PS bruxellois n’a pas apprécié d’être mis devant le fait accompli il y a 15 jours. Il y a vu une manœuvre de la famille libérale pour imposer la N-VA et contourner son veto de principe. On peut aussi percevoir en creux une question de rapport de force : le PS, conscient de son rôle incontournable, veut être dans le cockpit des négociations et non en deuxième ligne. Il entend donc avoir son mot à dire sur le choix des partenaires gouvernementaux, y compris dans le collège néerlandophone, et il vient de le rappeler crûment, quitte à endosser le valet noir.

À ce stade de l’analyse, il faut rappeler le rôle clef de la loi spéciale qui encadre la formation des gouvernements en Région bruxelloise. Comme pour toute règle, il y a l’esprit et la lettre. L’esprit de la loi spéciale est que chaque collège linguistique négocie sa majorité de manière autonome. Si les partis néerlandophones décident de s’allier à la N-VA, cela les regarde, en théorie. En théorie, les francophones n’ont rien à dire. Cependant, le respect à la lettre de cette loi spéciale est tout aussi crucial. Une loi très détaillée qui, à aucun moment, ne mentionne la possibilité d’un commissaire de gouvernement. Elle définit également les paquets de compétences ministérielles et leur mode d’attribution : premier choix pour le premier parti francophone, deuxième choix pour le deuxième parti francophone, troisième choix pour le premier parti néerlandophone, et ainsi de suite. Annoncer à l’avance qu’un commissaire de gouvernement gérera le budget n’est donc pas conforme à la loi spéciale, estime le PS, qui torpille ainsi la solution proposée par l’Open VLD. La sortie de crise va devoir être créative : à l’image de ce qui se passe au fédéral, il va falloir parler davantage de médiation (avec un médiateur ?)  que de formation dans les prochaines semaines si on veut pouvoir avancer.

L’enjeu dépasse de loin  ce point juridique et les questions d’appareils. Ce qui s’est joué hier est en effet bien plus grave : nous assistons à l’émergence d’un front néerlandophone soudé autour de la N-VA. Ce front met en avant des mesures institutionnels telles que la fusion des communes qui devraient faire hurler tous les francophones, mais le retour de smartmove (qui va cabrer le PS) ou le contrôle des loyers (imbuvable pour le MR), des propositions qui ne sont pas propice à un climat serein de négociations. Glisser autant de points de blocage dans un document de moins de 8 pages marque le retour à un climat communautaire qu’on pensait appartenir au passé : les francophones d’un côté, les néerlandophones de l’autre. Les francophones d’un coté, les flamands de l’autre serait-on même tenté d’écrire tant les partis bruxellois néerlandophones semblent ces derniers jours alignés sur les thèses de leur maison-mère flamande. Si cette situation du bloc contre bloc devait perdurer, le blocage serait assuré. Nos institutions régionales, coincées entre le scrutin à la proportionnelle conjugué  au morcellement de la carte politique d’un côté et le pouvoir de blocage que donne une minorité garantie assortie de l’autre,  ne sont pas loin d’être ingouvernables.

Fabrice Grosfilley