L’édito de Fabrice Grosfilley : Julie et Melissa, 30 ans après
C’était aujourd’hui il y a 30 ans.La disparition de Julie Lejeune et Melissa Russo. Trente ans, c’est plus que l’écart entre deux générations — on parle habituellement de vingt-cinq ans.
Trente ans, c’est un laps de temps suffisant pour juger les choses avec recul. Trente ans, c’est aussi une mémoire qui s’estompe : de bonnes résolutions qu’on oublie, des témoins qui disparaissent.
La disparition de Julie et Melissa, c’est le coup d’envoi de l’affaire Dutroux. Même si, à l’époque, on ne le sait pas encore. Le 24 juin 1995, Julie Lejeune et Mélissa Russo jouent dans la rue, à Grâce-Hollogne. Vers 17 heures, elles disparaissent sans laisser de trace. Leurs parents alertent la police. Affiches, appels à témoins, battues citoyennes : tout est tenté, sans succès.
Pendant quatorze mois, aucune piste sérieuse ne permet de retrouver les deux fillettes. C’est long, quatorze mois. Quatorze mois pendant lesquels les enquêteurs tournent en rond, suspectent les parents, évoquent une fugue. Comme si l’on fuguait quand on a neuf ans…
À la mi-août 1996, la police arrête Marc Dutroux. Ancien repris de justice. À son domicile, on retrouve deux adolescentes : Sabine Dardenne (12 ans) et Laetitia Delhez (14 ans). Elles aussi ont été enlevées par Marc Dutroux. Elles sont retrouvées vivantes, cachées dans la cave d’une maison à Marcinelle. Deux jours plus tard, les corps sans vie de Julie et Melissa sont découverts dans le jardin d’une autre propriété de Dutroux, à Sars-la-Buissière, dans le Hainaut. Suivront ensuite les corps d’An Marchal et Eefje Lambrecks, deux adolescentes flamandes disparues deux mois après Julie et Melissa.
Pour tous ceux qui ont vécu ces années-là, le choc est considérable. ’émotion, immense. L’identification aux parents immédiate, l’admiration pour leur combat est unanime. Les photos des victimes de Dutroux s’affichent aux fenêtres. La population belge, francophone et flamande, s’unit dans la douleur… mais aussi dans la colère.
Car l’affaire Dutroux n’est pas qu’une affaire sordide avec un criminel hors norme. C’est aussi, rapidement, une affaire politique, qui met en exergue de graves dysfonctionnements dans le fonctionnement des institutions judiciaires et policières belges. Marc Dutroux, déjà condamné pour des agressions sexuelles, était en liberté conditionnelle au moment des faits.
Plusieurs signaux d’alerte et informations le concernant avaient été négligés ou mal exploités par les enquêteurs. Le 20 octobre 1996, plus de 300 000 personnes participent à Bruxelles à une “Marche Blanche” et réclament une réforme profonde des institutions judiciaires. De cette mobilisation naît la création d’un centre national pour les enfants disparus, qui deviendra Child Focus.
Une commission d’enquête parlementaire est installée. Ses travaux sont diffusés en direct à la télévision. Elle met à jour une ambiance de concurrence toxique entre la police judiciaire et la gendarmerie. Le monde politique décide alors de réformer la police, en faisant disparaitre la gendarmerie. En 1998, Marc Dutroux parvient à s’évader pendant quelques heures, provoquant la démission des ministres de la Justice et de l’Intérieur.
Aujourd’hui, Marc Dutroux est toujours en prison. La nomination des magistrats relève désormais du Conseil supérieur de la justice, et un tribunal d’application des peines supervise les demandes de libération conditionnelle. Mais les responsables des dysfonctionnements n’ont pas été réellement sanctionnés : les fautes n’ont pas toujours été établies, ou bien il y a eu des vices de procédure.
Certains enquêteurs mis en cause à l’époque sont aujourd’hui décédés. Child Focus, de son côté, rencontre aujourd’hui des difficultés de financement, alors que l’institution traite toujours 3 000 dossiers par an : disparitions, mais aussi cas d’exploitation sexuelle de mineurs.
Alors oui, il faut sans doute prendre le temps de reparler de la disparition de Julie et Melissa. Se remémorer nos émotions de l’époque. La colère, la honte, la tristesse. Essayer de les faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vécue. Et puis s’indigner aussi. S’indigner de constater que la société belge — ou les sociétés occidentales dans leur ensemble — ont encore tant de mal à protéger leurs enfants. Se rappeler enfin que, si nous voulons une société sûre et juste, il faut bien accorder de l’attention à la police, à la justice. S’assurer que ces services élémentaires soient bien au service du citoyen et organisés, contrôlés et financés. Et trente ans après, c’est toujours un combat permanent.