L’édito de Fabrice Grosfilley : Derrière l’affaire Le Pen

Et si l'affaire Marine Le Pen nous concernait plus qu'on ne le pense ?

Depuis 48 heures maintenant, la condamnation de la députée, cheffe de groupe du Rassemblement national à l’Assemblée nationale française, alimente de très nombreuses conversations et donne lieu à des analyses et commentaires qui partent dans tous les sens. Comme souvent dans ces affaires qui opposent le politique à la justice et qui concernent une personnalité déjà très clivante et sujette à polémique, la passion finit par l’emporter sur la raison. On dit beaucoup de choses sous le coup de l’émotion, et toutes ne sont pas forcément justes.

Pour une partie de la classe politique française et pour certains éditorialistes, les juges seraient donc allés trop loin en déclarant Marine Le Pen inéligible et en décidant que cette peine d’inéligibilité s’appliquerait immédiatement. Rappelons que les juges disent le droit, mais que ce sont les parlementaires qui décident de la loi. Le fait qu’un élu condamné en justice puisse être déclaré inéligible est une disposition voulue par les députés eux-mêmes. Et cela semble logique : lorsqu’on commet une infraction en utilisant les facilités offertes par son statut d’élu, lorsqu’on détourne de l’argent public ou que l’on abuse de la force publique à des fins purement personnelles, on trahit l’électeur et l’intérêt collectif. Il paraît donc juste qu’on vous retire la possibilité d’être élu, et de sévir  à nouveau.

Un point semble particulièrement prêter à discussion : l’exécution immédiate de cette inéligibilité, qui interdit donc à Marine Le Pen de se représenter tant que le jugement n’aura pas été (éventuellement)  réformé en appel. Là encore, il s’agit d’une possibilité prévue par la loi. Le tribunal a justifié ce recours à l’exception provisoire par le risque de récidive et de trouble à l’ordre public. Le raisonnement des magistrats est le suivant : puisque, pendant toute la durée du procès, les élus du Rassemblement national — ou du Front national, puisque le parti s’appelait ainsi au moment des faits — n’ont reconnu aucune faute, il y avait de fortes chances que les détournements de fonds se poursuivent.” Ce système de défense, adopté par des personnes ayant une formation de juriste ou d’avocat, révèle une conception peu démocratique de l’exercice politique ainsi que des responsabilités qui s’y attachent”, a notamment écrit la présidence du tribunal de Paris pour justifier cette décision.

Au-delà de la querelle politico-juridique, on est quand même très surpris d’entendre autant d’élus contester une décision de justice et sous-entendre que cette décision aurait des motivations politiques. C’est particulièrement préoccupant. Le principe de nos démocraties repose sur un équilibre des pouvoirs et sur l’indépendance de la justice. Sous-entendre que la justice ne serait pas indépendante, c’est scier la branche sur laquelle nos démocraties sont assises. C’est un discours populiste particulièrement irresponsable.

Le jugement de lundi fait 152 pages. Les faits remontent à une période allant de 2004 à 2016 et ont déjà fait l’objet d’une transaction pénale, dans laquelle le Rassemblement national a accepté de verser 300 000 euros au Parlement européen. L’instruction a été longue, le procès a duré deux mois, avec des dizaines d’auditions et de débats contradictoires. Les droits de la défense ont été pleinement respectés. Parler d’un procès politique, c’est entrer dans la rhétorique de communication de Marine Le Pen.

Le premier président de la cour d’appel de Bordeaux, dans un entretien au journal Le Monde, ne s’y trompe pas : il parle d’un moment inquiétant, d’une forme de fragilisation de la démocratie. « Il faut rester très attentif et vigilant », dit-il. Attaquer l’institution judiciaire, ce n’est pas seulement porter atteinte aux juges en tant qu’individus, mais aussi s’attaquer aux fondements de notre démocratie. À tous les élus tentés de flatter le populisme : vous jouez avec le feu.

Il y a un élément qui peut peut-être expliquer pourquoi certains élus peinent à comprendre ou refusent d’accepter ce type de condamnation : l’utilisation souvent très ambiguë, pour ne pas dire plus, des deniers publics ou des facilités qu’offre l’accès à une position de pouvoir. Marine Le Pen et le Rassemblement national ont été condamnés pour avoir fait travailler à Paris, au seul profit de leur parti, des personnes qui étaient pourtant rémunérées par le contribuable européen et qui auraient dû se trouver à Bruxelles ou à Strasbourg, ou, à tout le moins, être payées pour accomplir des tâches en rapport avec les activités du Parlement européen. C’est bien un détournement de fonds, au même titre qu’un élu qui se ferait installer une chaudière dans sa résidence privée aux frais de l’État, par exemple.

C’est peut-être là que les juges mettent les pieds dans le plat vis-à-vis de pratiques douteuses, plus répandues qu’on ne le pense dans le monde politique, en France, mais aussi en Belgique. Il y a les attachés parlementaires, mais aussi les membres des cabinets ministériels, ou encore le personnel mis à disposition d’un bourgmestre ou d’un échevin. Ce personnel est payé par le contribuable pour travailler au Parlement européen, à la Chambre, ou dans une commune, au bénéfice exclusif de ce niveau de pouvoir. S’il se met à travailler pour son parti politique, au profit d’une campagne électorale, dans le seul but de faire réélire un élu et non pour faire fonctionner l’institution qui le rémunère, c’est bien un détournement de fonds.

Peut-être que, sur ce point, en France comme en Belgique, certains élus ont des choses à se reprocher. Peut-être considèrent-ils qu’il existe une zone de flou, ou peut-être, pour d’autres, jouent-ils franchement avec les règles. Quoi qu’il en soit, que des juges puissent intervenir et sanctionner ces dérives dans le respect du droit, c’est, effectivement, une exigence démocratique. Que des juges puissent corriger, en toute indépendance, ce genre de pratiques, c’est même la meilleure manière de lutter contre la montée du populisme.y

Ecouter l’édito de Fabrice Grosfilley dans Bonjour Bruxelles 

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02 avril 2025 - 10h55
Modifié le 02 avril 2025 - 10h55