L’édito de Fabrice Grosfilley : Adil, les deux poids et deux mesures
L’impression d’un deux poids, deux mesures. Dans l’affaire Adil Charrot, le nom de ce jeune homme mort en scooter en avril 2020 alors qu’il tente d’échapper à un contrôle de police, le temps judiciaire offre cette semaine un curieux télescopage. Avec deux rendez-vous qui, ainsi juxtaposés, soulignent le contraste de traitement suivant qu’on est policier ou qu’on ne l’est pas et qu’on se retrouve un jour sur les bancs de la justice.
On explique. D’un côté, la mort d’Adil. Le 10 avril 2020, on est en plein confinement, le jeune homme est à scooter. Il tente de se soustraire à un contrôle de police. A-t-il quelque chose à se reprocher ? Peut-être. En tout cas, il essaye de semer ses poursuivants dans les petites rues d’Anderlecht. La course poursuite se termine quai de l’Industrie : un frontal contre une voiture de police qui arrive en sens inverse alors que le jeune homme tente de doubler une camionnette. Le jeune homme est mort sur le coup. Pour le parquet (qui recommande le non-lieu), c’est un simple accident de roulage. Pour la famille d’Adil, l’accident aurait pu être évité et la poursuite était bien inutile. Faut-il renvoyer ou pas les policiers en cause devant un tribunal, c’est tout l’enjeu des débats qui auront lieu en chambre du conseil aujourd’hui.
Deuxième rendez-vous judiciaire qui tombe donc au même moment : le procès de ceux qui avaient participé aux émeutes qui avaient éclaté à la suite du décès d’Adil. Plusieurs nuits d’agitation où l’on caillasse et incendie des voitures de police. Des nuits tellement chaudes qu’une arme avait même été dérobée aux policiers, comme dans le film “La Haine” de Mathieu Kassovitz (l’auteur du vol a depuis été condamné à 200 heures de travail d’intérêt général pour détention illégale d’une arme à feu, menaces et rébellion). Ici, on n’en est donc plus à la chambre du conseil (une étape préalable à la tenue d’un procès). L’instruction a été bouclée plus rapidement, on a identifié les auteurs grâce aux images de vidéosurveillance. Même si certains contestent toujours leur participation aux affrontements. Au total, ils sont 19 à être poursuivis. La procureure prononcera son réquisitoire aujourd’hui. Il n’est pas exclu qu’elle demande des peines de prison avec sursis.
Évidement, la justice fait son travail et il n’est pas question de le lui reprocher. Il est logique de punir ceux qui brulent, cassent ou s’en prennent aux policiers. On ne peut pas s’empêcher toutefois d’éprouver un certain malaise en constatant (et on ne peut pas, en tant que journaliste, s’abstenir de souligner), que dans un cas, la justice aboutit à un procès en bonne et due forme, avec sans doute des condamnations à la clef. Et que dans l’autre, la justice prend plus de temps. On ne va pas dire qu’elle traine parce que c’est effectivement à la demande de l’avocat de la famille que des devoirs d’enquêtes complémentaires ont été demandés. Mais elle donne l’impression d’avoir, dès le début, choisi son camp : celui des policiers. En estimant et annonçant publiquement dès le mois de novembre 2020 qu’il fallait s’orienter vers un non-lieu, le parquet a donné l’image d’une forme impunité pour la police. La mort d’un jeune homme ne vaut pas un procès. Les méthodes des policiers, avec cette course poursuite, ces véhicules lancés à vive allure dans les rues de Bruxelles, ne méritent pas d’être débattus en public. On rappellera donc que si magistrats et policiers sont amenés à collaborer quotidiennement, il est indispensable que la justice reste indépendante et ne donne pas l’impression de protéger les policiers.
Bien sûr, la mort d’Adil relève peut-être d’un accident. On peut même penser que c’est probable. Bien entendu, on peut penser que les policiers n’avaient pas l’intention de tuer le jeune homme. On doit le penser, même, parce que l’inverse serait dramatique. Mais en évitant à chaque fois d’aller au bout de ces questions, en ne permettant pas d’avoir des enquêtes approfondies, des débats contradictoires, des plaidoiries d’avocats… notre justice donne le sentiment que la police n’aurait jamais rien à se reprocher. Qu’on ne peut pas s’interroger sur les méthodes employées, sur la proportionnalité des moyens déployés, sur l’éventuel manque de sang-froid de certains policiers ou leur propension à être durs dans les quartiers qu’ils considèrent comme turbulents, et beaucoup plus coulants lorsqu’on parle de délinquance en col blanc. Être renvoyé devant le tribunal, ce n’est pas être coupable. Avoir l’apparente garantie que cela ne peut jamais vous arriver, c’est accréditer l’idée que vous êtes protégé.
Pour tous ceux qui s’identifient à Adil Charrot, qui sont jeunes, qui habitent un quartier populaire qui roulent à scooter (ou sur une trottinette électrique parce que c’est moins cher), qui savent qu’ils peuvent se faire contrôler à tout moment (et parfois plus souvent qu’à leur tour), cela donne le sentiment, qu’il y a effectivement réellement deux poids, deux mesures. Et que celui qui contrôle a définitivement beaucoup plus de droits (et beaucoup moins de risques d’être un jour poursuivi et amené à devoir rendre compte de ses actes)… que celui qui se fait contrôler.
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Fabrice Grosfilley