L’édito de Fabrice Grosfilley : Bruxelles paupérisée, Bruxelles asphyxiée
C’est un chiffre que vous retrouverez dans la presse écrite ce matin. À lui seul, il résume peut-être mieux que tout le malaise économique des grandes villes en général, et de Bruxelles en particulier. Ce chiffre, c’est l’écart entre le revenu des habitants du centre-ville et celui de ceux qui ont choisi de s’installer à la périphérie, en dehors de la ville donc.
Aujourd’hui, les habitants de la périphérie gagnent en moyenne 25 % de plus que les Bruxellois intra-muros. 25 %, cela veut dire un quart de votre salaire. Le phénomène n’est pas neuf, mais il est cette fois-ci objectivé par une étude de l’Ires, l’Institut de recherches économiques et sociales, qui dépend de l’UCLouvain.
> Le centre de Bruxelles s’appauvrit alors que la périphérie devient plus riche
Dans les grandes villes, le taux d’emploi est plus faible, la population est plus jeune, les personnes issues de l’immigration plus nombreuses. Conséquence : des revenus plus bas, une base taxable plus faible également, donc des pouvoirs publics plus démunis alors que les problèmes, eux, sont nombreux. Qui paie pour les services publics, les écoles, la sécurité, les transports ? Qui doit entretenir les routes et les tunnels empruntés par les navetteurs ? C’est bien la ville. Mais les moyens, eux, s’évaporent vers l’extérieur.
En 1977, Bruxelles, Anvers, Liège et les autres centres urbains du pays concentraient 30 % du revenu taxable national. Aujourd’hui ? À peine plus de 20 %. L’érosion est massive. C’est surtout la classe moyenne qui, ces 50 dernières années, a quitté Bruxelles pour s’installer en périphérie. Un mouvement profond, lent, mais régulier. Un mouvement que suivent certaines entreprises également. Résultat : des centres-villes toujours plus pauvres, et toujours plus jeunes. On rappelle qu’à Bruxelles, la moitié de la population a moins de 30 ans. Le cas de Bruxelles est emblématique : en 1970, c’était la région la plus riche du pays.
On pourrait se dire que c’est un phénomène global, un effet de la modernité, des mobilités, de la mondialisation. Mais non. Ce qui est frappant, c’est que la Belgique fait exception. À Paris, à Londres, à Berlin, le cœur des villes reste plus riche que les banlieues. Même aux États-Unis, où les inégalités territoriales sont criantes, les grandes villes gardent une forme de primauté économique.
Sur le long terme, on relativisera. À Paris, par exemple, on a vu au fil des siècles les bourgeois quitter le centre-ville pour s’installer dans les faubourgs, à Versailles, à Saint-Cloud. Et puis on a assisté au phénomène inverse : le centre-ville s’est gentrifié, et les ouvriers ont été rejetés vers la banlieue. Ce qui est tendance un jour ne le sera pas forcément le siècle suivant.
Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui Bruxelles n’est plus un cadre de vie désirable ? L’économiste Vincent Vandenberghe pointe plusieurs causes bien spécifiques. D’abord, une politique d’aménagement du territoire permissive, qui a encouragé l’étalement urbain. Pas de ceinture verte, peu de contraintes, tout pour la voiture de société. Ensuite, une fiscalité qui favorise les navetteurs. Vous pouvez vivre en périphérie, venir travailler à Bruxelles, consommer ses services, sans jamais contribuer à son financement.
Vous venez à Bruxelles pour travailler. Vous allez faire du shopping à la rue Neuve, boire un verre au Parvis de Saint-Gilles ou au Cimetière d’Ixelles, vous allez au théâtre ou au concert… et puis vous rentrez chez vous, dans une maison coquette avec son jardinet, un bien que vous ne pourriez pas trouver en Région bruxelloise.
Il y a aussi des facteurs sociaux : pas de stratégie de répartition des populations migrantes, qui se concentrent dans les villes. L’absence de politique d’urbanisme volontariste a favorisé l’installation d’une culture de ghetto. Les moins nantis vont se retrouver au nord du canal. Les plus aisés iront aux Sablons, au Châtelain, ou dans les communes du sud. Car c’est l’un des paradoxes de Bruxelles : si les classes moyennes préfèrent la périphérie, les hyper-riches, eux, ne boudent pas certains quartiers de la ville.
On ajoutera les limites imposées par notre cadre institutionnel. Avec la fédéralisation de la Belgique, Bruxelles est une capitale relativement autonome… mais sans levier sur sa périphérie. Sans levier fiscal, sans vision métropolitaine contraignante, sans possibilité d’harmoniser les règlements urbanistiques.
Le cas du RER est emblématique : ce monstre du Loch Ness, que l’État fédéral aurait dû prendre à bras-le-corps mais qui n’est stratégique pour personne. Le dossier du métro 3 est un autre exemple. Cette extension du métro pourrait profiter à tout le monde, notamment si on avait le courage de le prolonger jusqu’à l’aéroport. Mais dans la Belgique d’aujourd’hui, on laisse Bruxelles tenter de le financer toute seule. Et évidemment, on s’en rend bien compte : la Région bruxelloise n’en aura pas les moyens.
Que faire ? L’étude de l’Ires évoque deux pistes. D’un côté, renforcer la solidarité, via des mécanismes de transferts interrégionaux ou même des fusions fiscales entre centre et périphérie. De l’autre, il faut redonner envie de vivre et d’investir dans la ville. Cela veut dire plus d’infrastructures, plus d’espaces verts, des transports performants, et surtout une école publique qui tire vers le haut. Pour cela, il faut des investissements.
Une capitale qui s’appauvrit pendant que sa richesse file sur les échangeurs du Ring, ce n’est pas soutenable. Ni socialement. Ni économiquement. Ni politiquement.
On parle beaucoup de mise sous tutelle de la Région bruxelloise dans le débat politique. Mais il y a une autre menace, plus pernicieuse, et peut-être plus dangereuse encore : c’est son asphyxie économique.
Et cette politique-là… elle est en cours depuis plus de 50 ans.