Le théâtre, ce monde d’hommes ? Une enquête s’annonce pour l’été 2020
Soirée d’ouverture du Théâtre de Poche le 14 septembre dernier. La fête est perturbée par le collectif F(s). Les militantes féministes accueillent le public avec une banderole proclamant « Bienvenue au boy’s club ». Elles dénoncent le manque de parité hommes/femmes dans la programmation du théâtre situé dans le bois de la Cambre. D’autres salles sont visées également.
Car le Poche n’est pas le seul, loin s’en faut. En passant au crible les programmations 2019-2020 de plusieurs théâtres bruxellois, on s’aperçoit que les porteuses de projets et metteuses en scène y sont souvent sous-représentées.
Précisions : nous avons fait une sélection parmi les théâtre francophones bruxellois. Par ailleurs, les chiffres repris dans ce tableau indiquent uniquement le nombre de metteurs/metteuses en scènes des pièces ou de porteurs/porteuses de projets à l’affiche des différents théâtres.
Si les Tanneurs, le Rideau de Bruxelles ou le TTO proposent une proportion importante de pièces portées ou mises en scène par des femmes, d’autres leur laissent peu de place.
Isoler une saison sans prendre en compte les autres, déforme la réalité, répondent plusieurs directeurs de théâtre que nous avons contactés. Dans un courrier adressé au collectif F(s) Olivier Blin, à la tête du Théâtre de Poche, répond que quatre autrices pour cinq auteurs étaient à l’affiche de la saison 2018-2019. Mais il reconnaît : « Je n’ai bien sûr pas attendu une manifestation pour faire le décompte hommes/femmes à l’écriture de la saison. Le ratio est défavorable aux femmes cette saison, c’est vrai. Trop. Je veillerai à ce qu’il évolue. » Entre autres éléments, il indique encore avoir reçu pour cette saison plus de dossiers et textes portés par des femmes que par des hommes (18 contre 13). Dossiers qui « ne marquent pas forcément (…) un intérêt réel pour le lieu et ses options de programmation.» Et d’indiquer encore que les saisons du Poche sont « fortement féminines dans leurs thèmes. »
Au théâtre du Parc, Thierry Debroux estime faire l’objet d’un mauvais procès. « J’ai été le premier à inviter cinq femmes pour assurer la mise en scène de toute une saison, c’était en 2013-2014, bien avant tous les débats actuels », dit-il. « C’est la première fois qu’il n’y a pas de femmes dans la programmation, ce n’est pas voulu. Je choisis les projets en fonction de leur qualité, pas du genre de leur auteur », ajoute-t-il. Précisant encore : « Je reçois peu de dossiers portés par des femmes. Il faut dire aussi que beaucoup de jeunes metteurs/ses en scène ne se retrouvent pas dans l’esprit du Parc. »
De son coté, Fabrice Murgia, directeur du Théâtre National, ne souhaite plus s’exprimer sur le sujet pour l’instant.
Des chiffres, vite !
« Ce qui est sûr c’est qu’il y a de nombreuses femmes dans les écoles de théâtre. Mais beaucoup galèrent après leurs études », analyse Mylène Lauzon, directrice de La Bellonne. « Mon ressenti, c’est qu’après nos études, les hommes ont plus facilement l’écoute et le soutien des responsables de théâtre pour développer leurs projets. C’est plus difficile pour les femmes », ajoute Elsa Poisot, metteuse en scène, autrice et porteuse de projet (Ecarlate la Cie), très impliquée dans le combat pour l’égalité hommes/femmes dans les arts de la scène.
Car la situation est complexe et il n’existe pas de données objectives. « Il y a beaucoup d’aspects à prendre en compte », poursuit Mylène Lauzon. « Par exemple, la diffusion seule ne suffit pas. Les théâtres ont aussi un rôle de production et il faut également savoir à qui vont les moyens financiers qui permettent de faire vivre et durer les projets. »
Le sentiment d’être reléguées à une place de seconde zone face à un club très masculin est pourtant très largement partagé par les femmes autrices et metteuses en scène. Cela ressort entre autres des rencontres « Pouvoirs et dérives », cycle de réflexion mené depuis deux ans sur le sujet, à l’initiative d’Isabelle Jans, Mylène Lauzon, Coraline Lefevre et Jessica Gazon. « Tant qu’on n’aura pas une diversité dans les porteurs/porteuses de projets, on n’aura pas de diversité dans l’histoire qu’on raconte », estime Elsa Poisot, paraphrasant l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie.
Reste que sans chiffres et données précises, difficile de dresser un état des lieux objectif de la situation. Sur ce point, la Belgique est très en retard par rapport à d’autres pays européens, comme la France. Mais le travail est en cours. Un travail énorme, nous explique Elsa Poisot. Il est mené par une équipe de chercheuses de l’ULiège, soutenue par la Direction Égalité des chances de la Fédération Wallonie-Bruxelles et un incubateur d’entreprises culturelles, la Chaufferie Acte 1. Cette enquête ausculte la place occupée par les femmes à tous niveaux : artistiques, techniques, directions, etc.
Les résultats seront présentés en juin 2020, dans le cadre du cycle Pouvoirs et Dérives. Une étape essentielle pour permettre un débat serein. Débat qui portera aussi, entre autres, sur l’accès des femmes aux postes de direction des théâtres, dominés aujourd’hui de manière écrasante par les hommes, ainsi que sur la question des quotas, sujet encore tabou aujourd’hui.
Rédaction web – SR – Photo : Belga/Nicolas Lambert