Emir Kir : “À des moments, je me suis découragé mais je ne le montrais pas”

Emir Kir (Indépendant) est à la tête Saint-Josse, la commune la plus pauvre de Belgique et l’une des plus denses. Pour lui, il fallait jouer sur la proximité et la communication.

En janvier 2020, le coronavirus se répand en Chine. Dans quel état d’esprit êtes-vous?

Je n’ai pas conscience de la gravité de la situation. On nous parle depuis 20 ans de nouvelles maladies en Asie mais sans impact sur notre population. Je vois donc passer cette information et je me dis que les décisions sont prises… Je voudrais rendre hommage à Olivier Maingain. Il a été injustement traité quand il a demandé au Cores (Conseil régional de sécurité) de prendre des mesures sur les quarantaines au retour d’Italie et de Suisse après les vacances de Carnaval. Il tentait de nous faire prendre conscience du danger. Il a été clairvoyant. Je m’en suis rendu compte lorsque les images de la Lombardie sont arrivées. Je m’étonne alors de lire que l’Italie est vétuste au niveau de ses infrastructures. C’était une méconnaissance totale de la situation économique de cette région. Je me suis dit que cela ne s’arrêterait pas aux frontières et j’ai entamé mon premier cahier Atoma dans lequel je notais les chiffres de l’épidémie. J’ai expliqué à mes équipes et aux bourgmestres que l’épidémie avait commencé en Italie 12 jours avant chez nous. Cela a été mon repère pendant toute la première vague.

Vous avez pris vos premières mesures avant le confinement?

J’ai eu quatre mots pour la gestion de crise : anticipation, protection, proximité et accompagnement. J’ai annulé toutes les activités non essentielles. Nous avons été les premiers. Les masques ffp2, nous ne les avons pas réservés aux médecins. C’est l’un des actes de courage que j’ai eus. J’en ai acheté et je les ai donnés aux travailleurs de première ligne de la commune. Je vais peut-être me faire taper dessus mais c’était ma responsabilité de bourgmestre. Je voulais préserver la santé de notre personnel communal. J’ai eu des moments de grande solitude. Pour les masques en tissu, je me demandais comment peut-on avoir des débats aussi stériles! Alors que l’OMS demande qu’on en porte, en Belgique on se moque de sa position. Nous avons donc fabriqué nous-mêmes les masques en tissu. On ne peut pas tout demander au Fédéral ou à la Région. La commune est l’Etat au niveau local. Comme l’Etat était débordé, on a distribué les masques. Le but était d’être dans l’anticipation.

Quand le confinement arrive, vous êtes surpris?

J’espérais le confinement puisque j’étais partisan d’arrêter tout ce qui n’était pas essentiel. Je me souviens, un dimanche, une pharmacienne m’envoie un mail car elle ne sait pas comment faire pour se protéger n’ayant pas de masque. Elle demande si on peut lui faire une protection en plexiglas. Finalement, la commune en a fait plus de 300 et n’a jamais demandé un euro. C’est un privilège d’être acteur dans ces moments-là. La Belgique a été très loin dans les mesures, c’était logique puisqu’on ne maîtrisait pas la situation. Je me suis tellement lavé les mains au début que je n’avais plus de peau.

Comment se déroule votre confinement?

J’ai eu la chance d’avoir des responsabilités. Tous les jours, je suis venu à la commune. Je voulais montrer l’exemple et préparer les mesures pour protéger la population. Communiquer régulièrement avec la population a permis de dialoguer avec elle. Je n’avais pas le temps de voir le temps passer. Il fallait vérifier les masques, les élastiques, les filtres. On était dans l’action. Mon premier défi a été de garder les équipes unies autour de moi. Et nous avons découvert une nouvelle pauvreté chez les seniors. Quelque 1.200 colis alimentaires ont été distribués et cela continue encore. Nous avions aussi mis sur pied une cellule de crise communale. Nous avons adopté un plan d’urgence contre l’isolement, ouvert des espaces pour décompresser car, vu la taille des logements à Saint-Josse, il était impossible de laisser les gens sans endroit où se défouler.

Les maisons de repos ont été particulièrement touchées par la première vague. Avez-vous le sentiment qu’elles ont été abandonnées?

J’ai un sentiment de honte pour les maisons de repos. Je n’ai pas de mot. Il persistera jusqu’à la fin de notre vie. On avait de la place dans les hôpitaux et on n’a pas accueilli ces malades. C’est très dur, ce sont nos parents. Il n’y a pas d’âge pour aller se faire soigner.

Lorsqu’on déconfine en juin 2020, vous pensez que tout est terminé?

Non. Je prépare mes équipes en leur disant que cela risque de durer 2 à 3 ans. Je le lis dans la littérature scientifique. Nos politiques doivent être pensées de manière structurelle. Je procède à l’achat d’ordinateurs recyclés pour les élèves, je mets en place des consultations psychologiques dès le deuxième confinement. On a pris aussi en charge le salaire des étudiants. On tourne autour de 2,5 millions d’euros pour l’ensemble des dépenses liées au covid. Et maintenant, nous savons que les communes n’auront d’argent ni du Fédéral, ni de l’Europe, ni même de la Région pour compenser. Nous sommes le parent pauvre.

Le deuxième confinement a été très long.

Le 28 octobre, je comprends qu’il n’y aura pas de fêtes de fin d’année et je prends la mesure de ce qui nous attend. Je vois le décrochage s’installer. La deuxième vague a été interminable. Être bourgmestre dans ces moments-là, c’est appliquer les règles parfois à contre-cœur. Les gens sont dans un métro bondé mais ils ne peuvent pas aller au restaurant. Cela a été dur mais j’ai tenté de garder la tête haute. Nous devons rendre hommage à la population et à la police.

Vous vous découragez parfois?

A certains moments, je me suis découragé mais je ne le montrais pas. On aurait pu permettre de faire quelques fêtes à petite échelle. Le Fédéral a demandé aux familles de choisir entre ses quatre grands-parents. C’est indigne! C’était une souffrance. Je suis quelqu’un de très simple et tout me touche. Ces décisions, je les ai vécues dans ma chair. Mon oxygène a été le sport. J’ai beaucoup couru. Je n’ai pas arrêté. Je suis allé dans la nature, j’ai fait tous les parcs. J’ai fait des exercices à la maison en regardant les vidéos d’un coach, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Il fallait rester fort pour donner une image positive et énergique. Pour moi, il fallait conserver cette image d’homme heureux.

Trouvez-vous que le terrain a été assez entendu?

Je ne veux pas aller dans la polémique. Les équipes de Rudi Vervoort et d’Alain Maron ont bien travaillé. Tout le monde a été pris de cours au début mais je pense que la suite a été bien gérée. Sur la quarantaine par contre, on n’a rien compris. On ne peut pas isoler quelqu’un dans un appartement à Saint-Josse. Beaucoup de mesures ont été faites pour les familles bourgeoises. Evidemment à Saint-Josse, il est impossible d’accueillir les gens dans son jardin! Pour le testing, cela a été difficile au début. Pareil pour la vaccination. Nous n’avons pas été entendus au départ. Il fallait une approche plus simple. Dans ma commune, deux tiers des gens n’ont pas de mail actif et un tiers pas de téléphone. Ajoutez à cela des difficultés en français. J’ai parlé 30% du temps en anglais quand je suis allé sur le stand pour inscrire les gens. Avec les Bulgares et les Roumains, c’est plus compliqué de communiquer. La Cocom a finalement accepté de créer une antenne de vaccination et nous remontons dans les taux. N’oublions pas que nous avons la commune la plus pauvre du royaume. Les chemins vers la santé, même en temps normal, ne sont pas aisés. De plus, sur la vaccination, j’ai senti que certains médias voulaient que Saint-Josse s’enfonce. Tout n’est pas de ma faute. On a fait croire que c’était communautaire ou religieux, mais cela n’est pas vrai. Il y a partout des gens qui sont complotistes ou antivax. Moi, je me suis fait vacciner, je l’ai fait filmer et j’ai tenté de convaincre les gens sur le terrain. Je suis honoré d’avoir pour faire cela.

Les liens entre la population et le bourgmestre ont-ils été renforcés?

Le lien avec le bourgmestre est déjà grand dans les communes populaires. Je pense aussi que la conférence des bourgmestres a joué son rôle de coordination et de lieu d’apaisement même si nous avons certains “animateurs” qui aiment avoir des conflits, en particulier avec le ministre de la Santé. Nous avons réussi à apaiser cela. Je pense que les communes ont facilité la mise en œuvre des mesures.

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui?

Je croyais que c’était terminé fin juin et j’étais assez euphorique, mais là, je suis retombé quand je vois les chiffres en Angleterre et les mesures en Espagne. Il y a quelques signes qui ne trompent pas. Je lis tout et j’essaie de comprendre. Je pense que nous devons rester prudents. Au niveau des contaminations, il y aura sûrement une nouvelle vague. J’espère que cela ne sera pas le cas du côté létal. En Italie, on a suspendu du personnel soignant qui ne voulait pas se faire vacciner. Peut-être faudra-t-il le faire aussi chez nous.

Qu’est-ce qui vous a surpris?

Ce qui m’a le plus surpris, ce sont les travailleurs de la commune. Je veux leur tirer mon coup de chapeau. Ils ont fait de l’aide alimentaire, distribué des masques, aidé les gens à prendre des douches à la piscine. La chaîne de solidarité qui s’est créée était formidable. Un pour tous, tous pour un. Je l’ai senti très régulièrement.

Qu’est-ce qui vous a choqué?

Beaucoup de choses m’ont choqué mais je dirais la non prise en charge des personnes âgées des maisons de repos.

Qu’est-ce qui a été le plus dur pour vous?

J’ai perdu mon oncle sans jamais le voir. Et j’ai perdu ma tante et son mari à quelques heures d’intervalle. Ils sont partis ensemble. Ils n’ont pas été vaccinés. Elle devait se faire vacciner le jour où elle est rentrée à l’hôpital Saint-Jean. Je n’ai pas pu les accompagner dans la mort. Même cet acte humain de dire au revoir et d’accompagner son parent, c’est impossible. Ce sont des moments où on se rend compte de la cruauté de l’épidémie. J’ai aussi eu deux agents communaux qui sont décédés à un jeune âge.

Qu’est-ce qui vous a manqué le plus?

Me nourrir du visage des gens et de leur sourire. Les gens souriaient avec leurs yeux, mais il n’y a rien de plus beau qu’un sourire et un échange. Les retrouvailles ont été une renaissance. L’humain m’a manqué.

Qu’est-ce qui a changé en vous?

Je pense que le covid m’a aidé à retrouver les miens et j’ai appris une chose que je n’avais plus, c’est de donner le temps. Je savoure le moment et je sais ce qui est prioritaire. Il y aura des choses futiles que je ne ferai plus. Ce qui est essentiel, c’est la famille.

 

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Vanessa Lhuillier

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16 juillet 2021 - 16h30
Modifié le 17 juillet 2021 - 11h06