Crise de l’accueil en Belgique : Aneleen Van Bossuyt défie la justice, Frédéric Van Leeuw alerte sur l’État de droit
Alors que l’État belge a été condamné à plus de 16 000 reprises pour avoir manqué à ses obligations d’accueil des demandeurs d’asile, la ministre de l’Asile Anneleen Van Bossuyt (N-VA) refuse désormais de payer les astreintes. Une prise de position qui suscite une réaction inédite du monde judiciaire, lequel dénonce une atteinte grave à l’État de droit et à la séparation des pouvoirs. Le procureur général de Bruxelles, Frédéric Van Leeuw, alerte : “Si le politique choisit les lois qu’il applique, que reste-t-il de la démocratie?”
Le bras de fer entre l’exécutif et le pouvoir judiciaire belge s’intensifie. Au cœur du conflit : le refus assumé de la ministre de l’Asile et de la Migration, Anneleen Van Bossuyt (N-VA), d’exécuter des milliers de décisions de justice ordonnant l’accueil de demandeurs d’asile. Pour le procureur général de Bruxelles, Frédéric Van Leeuw, ce refus constitue une attaque frontale contre la séparation des pouvoirs et les fondements de l’État de droit.
Un refus systématique d’exécuter les décisions judiciaires
Depuis janvier 2022, l’État belge a été condamné à plus de 16 000 reprises pour ne pas avoir offert d’hébergement à des demandeurs d’asile. Malgré ces jugements, les autorités persistent à refuser l’accueil de certaines catégories de personnes, notamment celles disposant d’un statut de protection dans un autre pays européen.
Récemment, une famille avec enfants s’est vu refuser une place dans le réseau d’accueil, alors même qu’une décision du tribunal du travail de Bruxelles ordonnait explicitement leur hébergement. Dans un courrier, Fedasil justifie ce refus en indiquant qu’il s’agit d’une décision prise “à la demande de la ministre”.
“La justice a fait son travail. Elle a rendu ses décisions. Il appartient maintenant au gouvernement de les exécuter. C’est une question de respect de l’État de droit”, a réagi Martien Schotsmans, directrice de l’Institut fédéral des droits humains.
Nouvelle loi contestée
Pour le refus évoqué précédemment, la ministre s’appuie sur une loi votée en juillet 2025, qui interdit l’accueil pour les personnes déjà reconnues comme réfugiées dans d’autres États membres de l’Union européenne. Cela concerne principalement des ressortissants passés par la Grèce, l’Italie ou la Bulgarie.
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Cette réforme touche plus de 3 200 personnes, selon Fedasil, et a pour conséquence directe la mise à la rue de nombreuses familles, y compris avec de jeunes enfants. Malgré des décisions judiciaires contraignantes, ces familles ne sont pas réintégrées dans le réseau d’accueil. Certaines se voient proposer un retour volontaire, sans autre solution.
Quatre familles demandeuses d’asile dans cette situation ont par ailleurs annoncé déposer plainte au pénal contre la ministre, annonce ce jeudi Le Soir.
Une réaction sans précédent du pouvoir judiciaire
Face à cette situation, la Cour de cassation, le Collège des procureurs généraux et le Collège des cours et tribunaux ont publié une déclaration commune, dénonçant les propos de la ministre comme contraires aux principes fondamentaux de la démocratie belge.
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Il ajoute : “C’est une attaque frontale contre la séparation des pouvoirs. Ce type de déclaration arrive rarement. Le fait que la Cour de cassation, les juges et les procureurs aient décidé de réagir ensemble montre la gravité du moment.”
Une crise qui dépasse la question migratoire
Pour Frédéric Van Leeuw, ce refus d’exécution est un signal d’alarme. Selon lui, cela ouvre la porte à une remise en cause plus large du rôle du pouvoir judiciaire.
“Si un ministre décide unilatéralement de ne pas appliquer une loi ou un jugement, pourquoi les citoyens devraient-ils continuer à respecter les règles ? On commence par ne pas appliquer une loi budgétairement contraignante. Mais ensuite, pourquoi ne pas faire la même chose dans d’autres domaines ?”, s’interroge-t-il.
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Il rappelle que l’État a déjà agi de la sorte dans d’autres domaines : “Par exemple, la loi fixe le nombre de magistrats par juridiction. Pendant des années, l’État a dit qu’il n’avait pas les moyens, et il n’a pas respecté cette loi. La loi est restée, mais elle n’a pas été appliquée. Si on commence à fonctionner comme ça, le juge ne sert plus à grand-chose et le Parlement non plus.”
Astreintes impayées et condamnations européennes
Le refus d’exécution a aussi un coût : la Belgique a déjà accumulé plus de 6,6 millions d’euros d’astreintes dans 527 dossiers. La ministre a déclaré qu’elle ne paierait pas ces montants, expliquant qu’elle préfère les utiliser pour “résoudre le problème de manière structurelle”.
“C’est comme si un citoyen décidait de ne pas payer une amende parce qu’il estime qu’il a mieux à faire de son argent. Ce raisonnement n’est pas admissible dans un État de droit”, commente Frédéric Van Leeuw.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a également condamné la Belgique pour manquements dans sa politique d’accueil. L’affaire Camara c. Belgique (2023) a mis en lumière un “dysfonctionnement systémique”. Plus de 2 200 mesures provisoires ont été imposées à l’État belge par la CEDH depuis.
Que risque la Belgique si elle ne paye pas les astreintes?
Si les astreintes sont des mécanismes dédiés par les tribunaux pour faire exécuter leurs décisions, ne pas les payer ne supprime en rien la condamnation. Comme le rappelle l’Institut fédéral des droits humains, “Cela peut mener à des procédures de recouvrement forcé et à des saisies décidées par les juges”.
Mais ces saisies restent toutefois extrêmement difficiles. À titre d’exemple, l’Ordre des Barreaux Francophones et Germanophones (OBFG) et d’autres associations ont lancé une telle procédure pour faire payer une astreinte due par le gouvernement de près de 4 millions d’euros. Deux ans après, la procédure est toujours en cours, et aucune saisie n’a été autorisée. “L’exécution forcée contre l’État est donc peu efficace”, confie Martien Schotsmans directrice de l’IFDH.
"Ce glissement est préoccupant"
Pour le procureur, il ne s’agit pas d’un simple désaccord politique. Il parle d’un basculement inquiétant : “Il y avait un glissement imperceptible, qui l’est moins, vers une fusion des pouvoirs, où l’exécutif décide d’appliquer ou non les décisions de justice, ce qui met en péril le fonctionnement même de la démocratie.”
Il alerte : “Aujourd’hui, ce sont des gens démunis qui en souffrent. Mais demain, cela peut concerner d’autres domaines. On peut imaginer des condamnations en matière fiscale, et l’État qui ne les exécuterait pas”, avant de rajouter d’un ton ferme : “Où cela va-t-il s’arrêter ? Je pense que c’est maintenant que ça doit s’arrêter”.
Même son de cloche pour l’IFDH, qui dénonce une tendance qui se renforce : celle de ne pas donner suite à des décisions de cours ou de tribunaux qui condamnent les autorités. “L’exemple le plus connu concerne la crise de l’accueil, mais cette tendance concerne bon nombre d’autres domaines : la surpopulation carcérale, les nuisances sonores de l’aéroport de Bruxelles-National…”
Si Frédéric Van Leeuw ne condamne pas la ministre sur le plan personnel et précise que “tout le monde peut dire une bêtise”, il rappelle un principe fondamental : “Montesquieu a défini la démocratie comme un équilibre entre trois pouvoirs”.
De son côté, l’Institut a décidé de lancer une enquête pour examiner l’ampleur du problème et son impact. “Que vaut une décision de justice si elle n’est pas mise en oeuvre? Les autorités publiques ont un rôle d’exemple. Si elles n’appliquent pas leurs propres lois et semblent remettre en question le rôle du pouvoir judiciaire, elles peuvent faire naître auprès des citoyens un sentiment d’arbitraire, d’impunité ou d’injustice et générer une perte de confiance dans notre système démocratique”.
Un appel à la responsabilité politique
Frédéric Van Leeuw en appelle désormais au Parlement : “Quand un ministre fait une sortie de route, c’est au Parlement de réagir. Ce n’est pas à nous, pouvoir judiciaire, de faire appliquer de force les décisions. Mais nous devons alerter.”
Il espère que cette alerte provoquera une prise de conscience. “J’espère que tout le monde mesure la gravité de la situation”, conclut-il.
E.D





