L’édito de Fabrice Grosfilley : drogue et abandon
Lentement, mais surement, le thème de la sécurité est en train de s’imposer. Il sera l’une des thématiques incontournables de la prochaine campagne électorale. Un passage obligé pour les candidats des élections (régionales et fédérales) au mois de juin. Un argument central pour les élections communales du mois d’octobre. Ce débat autour de la sécurité a toujours été plus ou moins latent dans notre vie politique. Il est en train de prendre une nouvelle ampleur au rythme des fusillades ou des règlements de compte qui passent d’un quartier à l’autre. Ils se fixent autour de nouveaux symboles, ces faits marquants qui portent le nom du quartier où ils se sont produits, qui attirent l’attention et nourrissent les commentaires.
Il y a un ou deux ans, le débat de la sécurité tournait autour de Molenbeek-Saint-Jean. On décrivait la commune comme étant l’une des moins sûres du royaume. Précarité et présence de sans-papiers ou demandeurs d’asile, servaient de toile de fond à du trafic de drogue et à des règlements de comptes, on y comptait là aussi les fusillades et on gardait, en arrière-plan, toujours, les attentats de 2016, avec le détonant mélange du djihadisme et de l’hyperviolence. L’été dernier, c’est la gare du Midi qui attirait l’attention. Une lettre ouverte de la patronne de la SNCB, des associations de terrain qui crient au secours, des mineurs non accompagnés qui errent par dizaine et deviennent les petites mains actives d’une criminalité plus ou moins organisée. Puis, il y a eu Anderlecht. Les scènes de deal au Peterbos, la fusillade de la rue Wayez. Cette semaine, c’est la porte de Hal à Saint-Gilles qui est au cœur de l’attention avec trois fusillades coup sur coup. On pourrait ajouter un règlement de compte à la toison d’or à Ixelles. Le recensement de ces violences est continu, il donne une impression d’escalade constante.
Bien sûr, la violence a toujours existé à Bruxelles, comme dans toutes les grandes villes. La situation n’est pourtant pas pire à Bruxelles qu’à Paris, Liège ou Anvers, et on ne risque pas le racket ou l’attaque à main armée à tous les coins de rues. Mais cette affirmation ne pèse rien face au ressenti de tous ceux qui auront vécu de près une scène de violence, ou qui au quotidien subissent les nuisances d’un trafic qui se déroule sous leur fenêtre ou dans la station de métro qu’ils doivent bien emprunter jour après jour.
Ce qui a changé ces deniers mois (ou dernières années), tout le monde le dit, c’est l’arrivée de nouveaux produits stupéfiants. La toxicomanie d’aujourd’hui n’est plus l’héroïne hier ou d’avant-hier. C’est la cocaïne, le crack, d’autres produits dérivés qui provoquent des dépendances fortes, et toujours bien sur le cannabis, très présent dans la société bruxelloise au même titre que les gaz hilarants. Certains de ces produits se vendent à des prix modiques et visent explicitement des populations précarisées. Bruxelles est donc un marché, et pas seulement une plaque tournante. La drogue arrive d’Anvers, elle est en partie transformée chez nous ou dans des laboratoires situés à quelques dizaines de kilomètres avant d’être réexpédiée. Mais elle est bien, de plus en plus, revendue ici aussi et non plus seulement dans les pays voisins.
Cela va faire deux ou trois ans maintenant que les bourgmestres demandent avec insistance des moyens supplémentaires pour lutter contre ce trafic. Des mois que les spécialistes alertent sur une montée de la consommation. Que les policiers constatent des méthodes de plus en plus violentes chez les trafiquants. Que la commissaire aux drogues Ine Van Wymersch plaide pour un nouvel arsenal législatif. Oui, il y a bien une guerre des dealers en Région bruxelloise. Avec des réseaux qui sont pilotés de loin, mais qui prennent des parts de marché au niveau local et se livrent à une guerre de territoire, qui tentent impressionner les uns les autres et pour lesquels, l’usage d’armes à feu, d’armes de guerre parfois, n’est pas un obstacle. Dans ce combat face aux narcotrafiquants, les polices locales sont logiquement démunies. Parce qu’au royaume de Belgique, c’est bien à l’État fédéral que revient la responsabilisée de lutter contre la grande criminalité organisée. Une responsabilité que l’État Fédéral n’assume pas.
Ces dernières années, devant la multiplication des appels, des courriers, des interpellations, on a même eu le sentiment que les membres du gouvernement fédéral se défaussaient de leur responsabilité. Question budgétaire mise en avant, changement de priorité, ministres aux abonnées absents… C’est aux polices locales de faire une partie du boulot, a-t-on même régulièrement entendu. Les zones de police sont en sous-effectif. La police judiciaire fédérale également. Et quand une grande enquête comme Sky ECC mobilise à juste titre de grands moyens, c’est la sécurité sur le terrain qui finit par ne plus être assurée. C’est ce que vit Bruxelles maintenant : un abandon du terrain. Un État qui recule. Des ministres qui restent silencieux. Il serait dommage qu’il faille une balle perdue un jour et des victimes innocentes, pour que l’État Fédéral se réveille. Et que les Bruxellois n’aient plus ce sentiment particulièrement désagréable, que cet État, en particulier dans les quartiers sensibles, a décidé de les abandonner.