Aide et soins à domicile : “Il devient difficile de répondre à toutes les demandes”
L’absentéisme combiné à la pénurie dans les métiers du soin pèse lourd sur le personnel des services d’aide et de soins à domicile. Journées à rallonge, réorganisation des prestations, avec des conséquences qui peuvent s’avérer pénibles pour les bénéficiaires et les aidants, constituent le quotidien des équipes.
Quand il commence sa journée, Thierry Guillaume sait qu’elle sera chargée. Il a l’habitude. Infirmier à domicile, il a trente ans de service au compteur chez CSD (Centrale d’Aides et soins à domicile). Au cours de sa longue expérience, il a certes traversé des périodes tendues, mais la crise sanitaire est sans doute la plus difficile qu’il ait connue. « On est en sous-effectif chronique. Le supplément de charge de travail, on le sent. On est trop peu nombreux pour effectuer les soins. Mais on s’organise. », assure-t-il. L’homme est un optimiste de nature. Il lui arrive souvent de terminer bien plus tard que prévu, et il l’accepte. Mais pour certain.e.s, ce rythme de travail devient difficilement supportable.
Le manque d’effectif commence en effet à peser lourd sur les services d’aide et de soins à domicile. La pénurie de personnel et la difficulté de recrutement, les équipes d’infirmier.ères y sont confrontées depuis longtemps. Mais à cela s’ajoute l’absentéisme lié au Covid, que ce soit suite à une quarantaine, à un test positif, à une fermeture de classe. « Cela peut mettre en péril le suivi des soins, l’assistance aux patients et bénéficiaires, ou retarder les délais d’intervention. », indique Julien Bunckens, directeur général de la Fédération d’Aide & Soins à Domicile (ASD). Les infirmier.ères peuvent avoir à visiter jusqu’à 20 patients par jour, avec des tournées organisées de manière très précise.
Quand les équipes sont trop réduites, les patients des absents sont répartis entre les travailleuses et travailleurs présents. Des équipes tournantes peuvent également être sollicitées, en cas de nécessité. Mais il n’est pas rare de devoir espacer les interventions, faute de personnel disponible. « C’est un problème. Certes encore gérable quand cela concerne le ménage par exemple, mais pas quand il s’agit de soin. », commente Julien Bunckens. Or il est encore plus compliqué de trouver des solutions pour combler l’absence d’un soignant, en raison de la pénurie qui touche ce secteur. « Avant le Covid c’était déjà difficile de recruter, aujourd’hui ça l’est encore plus. Peu de gens ont envie de travailler dans le soin à domicile : beaucoup ont peur d’aller chez des personnes malades. En plus, c’est un métier insuffisamment valorisé. »
« Comme il est de plus en plus difficile de trouver des infirmier.ères salariés, on engage des indépendants. », réagit Stéphane Heymans, le directeur général de CSD. « Ceux-ci sont payés à la prestation, et ont dès lors le souci d’en faire le plus possible en peu de temps, quand le travail avec les salariés permet de prendre le temps et de garantir la qualité du service. Mais aujourd’hui, même des indépendants on n’en trouve plus. » À Bruxelles, l’ASBL fonctionne avec un tiers de ses effectifs en soins infirmiers en moins : il manque trois ETP (Equivalent Temps Plein) sur 10. Gaël Schadeck, directeur général d’ASD Bruxelles, pointe lui un autre écueil : le risque de perte de bras lorsque l’obligation vaccinale pour le personnel soignant entrera en vigueur.
Des demandes refusées
Les cas où le suivi de l’aide ou des soins n’est plus assuré se multiplient. Avec quelles conséquences ? « Il est important à nos yeux que ce soit toujours la même personne qui assure le suivi de la prestation, aussi bien pour l’aidant ou le soignant, qui connait bien le bénéficiaire, que pour ce dernier, habitué à voir une personne en particulier. Ce sont des métiers de confiance, avec des prestations qui s’étalent dans la durée. Mais avec l’absentéisme, cette continuité de lien est mise à mal. Si les prestataires changent constamment, cela peut nuire à la qualité du service et au bien-être des bénéficiaires, qu’il s’agisse de soins infirmiers ou d’aide familiale. », craint Julien Bunckens.
Mais ce sont aussi des demandes qui ne peuvent être honorées. Et elles sont de plus en plus nombreuses, relève Stéphane Heymans. Il a fallu par exemple concentrer les tournées de soins infirmiers sur certaines zones de la Région. Des communes comme Anderlecht, Koekelberg ou Ganshoren ne sont plus couvertes par les services de CSD. En raison des sous-effectifs, mais aussi du mode de financement du secteur : « Nous sommes payés à l’acte, mais le déplacement n’est pas inclus. Si la distance entre deux adresses est trop importante, ce n’est pas pris en compte, et donc ce n’est pas rentable. On se retrouve obligés de privilégier les zones où la demande est la plus grande. », observe Stéphane Heymans. Les patients des zones délaissées sont orientés vers d’autres structures.
Plus grave encore, « on a des situations où notre non-présence implique des changements profonds quant au projet de vie des bénéficiaires. », constate, amer, Julien Bunckens. Et de citer le cas de certaines personnes, contraintes de renoncer à leur choix de rester chez elles, parce que les soins nécessaires au maintien au domicile ne peuvent plus être garantis. Avec pour conséquences, des patients qui se retrouvent en institution sans l’avoir souhaité. « Cela devient de plus en plus difficile d’y faire face. »
Travail pénible
Pour les aides-familiales, l’enjeu est encore différent. L’absentéisme est dû à la pénibilité du travail, qui préexistait à la crise sanitaire, et que celle-ci a largement renforcé. Résultat : une pression d’autant plus forte sur les équipes présentes, qui doivent se répartir la tâche. Les burn-out, maladies et épuisement professionnels sont une réelle préoccupation. « C’est un secteur qui a toujours été un peu oublié. », glisse Stéphane Heymans. Mais qui est particulièrement touché aujourd’hui. Comme ailleurs, Omicron est passé par là. En ce début de semaine, sur les 270 aides-ménagères que compte CSD, 20 manquent à l’appel. C’est beaucoup. Des prestations passeront à la trappe. « Les responsables d’équipe réorganisent le travail. Ce qui est accessoire est reporté. » Mais certaines prestations ne peuvent en aucun cas être supprimées, comme la distribution des 700 repas à domicile portés quotidiennement par les équipes bruxelloises de CSD. 50 personnes sont nécessaires pour en assurer la livraison, sans quoi les bénéficiaires n’ont pas de quoi manger.
Pour le reste, 80 demandes sont refusées chaque mois chez CSD. Le nombre de refus a été multiplié par trois entre septembre 2019 et septembre 2021. Qui en pâtit ? Les patients qui ont des situations de santé complexes, qui nécessitent plusieurs visites par jour, et la disponibilité de différents services d’aides et de soin. « On conseille alors aux familles de se tourner vers des institutions résidentielles. », explique Stéphane Heymans.
Il insiste sur la pénibilité de l’emploi et son manque de valorisation et de visibilité. Les travailleurs et travailleuses des maisons de repos et des hôpitaux ont été mis en lumière pendant la crise, pas les aides à domicile, déplore-t-il. Face à l’absentéisme, le secteur demande du soutien. Il faudrait réactiver le gel des heures (que les absences pour Covid soient subventionnées) et des supports à l’emploi dans le contexte de crise.
Un soutien insuffisant ?
Ce manque d’effectifs se répercute bien entendu sur les équipes. « Il y a un alourdissement du travail de manière générale. On essaie au maximum d’assurer l’entièreté des services, mais du coup cela pèse sur les épaules des prestataires. » Le travail s’est accru aussi en raison des protocoles, très strictes, de rigueur pour les visites chez les patients Covid. Avec un impact en cascade pour le personnel, et la crainte de l’effet boule de neige et du cercle vicieux : des personnes absentes, dont les tâches sont réparties sur les collègues, eux-mêmes surchargés, entraînant fatigue et …. absence.
La question de la pénibilité de l’emploi et de son manque de valorisation et de visibilité est aussi posée. Pour Gaël Schadeck, la situation s’améliore, notamment en termes de reconnaissance pour les aides-familiales et ménagères. À cet égard, il insiste sur le professionnalisme de ces travailleuses, qui ont continué malgré tout, à se rendre chez les bénéficiaires, y-compris des patients Covid, pour assurer leur mission. N’empêche, déplore de son côté Stéphane Heymans, le personnel des maisons de repos et des hôpitaux a été mis en lumière pendant la crise, bien davantage que les aides à domicile.
S.R. – Photo : Belga/Eric Lalmand