Précarité face au Covid-19 : “Trop de personnes ne reçoivent pas les aides auxquelles elles ont droit”

La précarité a fortement augmenté avec la pandémie. Mais la crise sanitaire a aussi aggravé un autre phénomène : la difficulté de recourir à certaines aides sociales fondamentales, en raison du passage au télétravail de nombreux services, que les bénéficiaires peinent à joindre. Les conséquences peuvent être dramatiques.

M. a 22 ans. Arrivé à Bruxelles dans le cadre d’un regroupement familial, il a quitté le domicile de ses parents et vit aujourd’hui seul. Pour renouveler son titre de séjour, il fait une demande à sa commune de résidence. Nous sommes au début du mois de mars 2020. Dix jours plus tard, le pays est confiné. Son dossier était un peu compliqué, certes. Mais en raison des difficultés à joindre les services compétents, il a mis six mois à aboutir. Le jeune homme sera finalement notifié de la décision (positive) de la commune… le 27 août 2020. Avec effet en novembre. « D’avril 2020 à novembre 2020, ce jeune garçon était sans titre de séjour. Il a perdu son droit au CPAS, son logement et n’avait plus droit à rien. Il a été sans ressource pendant huit mois. »

Cette situation n’est pas fictive. Mais bien réelle. Elle nous est rapportée par Joachim-Emmanuel Baudhuin, travailleur social au Service social des solidarités, à Saint-Gilles. Ce service est spécialisé en droit des étrangers.

« Les dossiers compliqués le sont encore plus en période Covid »

« C’était un dossier compliqué mais avec la crise sanitaire, tout est devenu encore plus compliqué, parce que la plupart des services avec lesquels nous travaillons sont en télétravail : que ce soit les communes, les CPAS, des SPF comme le SPF Finances, les syndicats », indique Joachim-Emmanuel Baudhuin.

Un renouvellement de carte d’identité temporaire peut prendre un temps fou, dit-il, parce que la commune n’est joignable qu’en ligne ou par téléphone. Or un e-mail peut rester des semaines sans réponse. Quant au téléphone, il faut s’armer de patience… Et il n’est pas rare de n’obtenir finalement aucune réponse. Sans carte d’identité valable, pas de droit au travail, pas de dossier de mutuelle en ordre et donc pas d’accès aux soins médicaux.

Il en va de même pour les demandeurs d’emploi : « C’est très compliqué par téléphone pour les personnes qui parlent mal le français. Pour s’inscrire à Actiris par exemple, il faut que ce soit la personne elle-même qui appelle. » Ou pour le versement des allocations de chômage : beaucoup n’étaient pas payées à temps à cause des retards administratifs au sein des organisme de paiement (syndicats et CAPAC). « Certaines ne répondaient tout simplement plus au téléphone et les e-mails renvoyaient vers le site web général. » Conséquences : des mois sans aucun revenu.

Autre exemple : les aides octroyées aux étudiants, qui ont perdu leur job. « Cela prend du temps, ils doivent rassembler toutes sortes de pièces justificatives, ils luttent pour avoir un rendez-vous, ils ont retrouvé une série de documents, de factures, d’attestations, puis ils doivent attendre la réponse, et cela peut durer. En cas de réponse est négative, il faut les convaincre de persévérer, on est là pour les accompagner », expose Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux.

La CAPAC débordée, certains chômeurs attendent leur allocation depuis des mois (03/09/2020)

Si la situation s’améliore ces derniers temps, elle demeure incertaine et très variable : « Les communes continuent de fonctionner sur rendez-vous mais les délais ont explosé ! Il n’est pas rare de devoir attendre deux mois ! Alors qu’il s’agit très souvent d’urgence », dénonce encore Joachim-Emmanuel Baudhuin.

Conséquences ? Des dossiers bloqués parce qu’un document aussi ordinaire qu’une composition de ménage, délivrée par la commune, ou des pièces administratives provenant d’une mutuelle pour l’obtention d’un remboursement majoré de soins, n’arrivent pas.

« Catastrophe »

Les contacts avec les administrations, « c’est la catastrophe », abonde Estelle Mathurin. Médiatrice de dettes au Service social juif, elle doit faire aujourd’hui avec des équipes débordées : « On avait déjà beaucoup de demandes, mais on est désormais obligé de refuser du monde. » Les travailleurs sociaux voient arriver une toute nouvelle population : « Des employés, des ouvriers, qui ont vu leurs revenus chuter malgré les aides, et qui ne parviennent plus à payer leur loyer. » Beaucoup d’étudiants aussi, et des personnes étrangères qui travaillaient dans l’économie informelle. Et enfin les indépendants. « Des restaurateurs qui ne peuvent pas boucler leurs fins de mois, malgré les aides Covid. »

« Beaucoup de demandes concernent des gens qui ne parviennent plus à contacter leur CPAS. Leur assistant social ne répond pas aux e-mails, ni aux appels téléphoniques, alors qu’ils doivent assurer une permanenceIl s’agit de bénéficiaires, qui ont besoin d’aides financières pour payer un loyer, les factures d’énergie, l’eau, ou des frais d’hospitalisation ! »

Combien ? Beaucoup !

Le « non-recours aux droits et services » est une situation dans laquelle une personne ne bénéficie pas d’un ou plusieurs droits auxquels elle peut pourtant prétendre, explique Laurence Noël, collaboratrice scientifique de l’Observatoire bruxellois de la santé et du social. Dans une étude publiée par la revue Brussels Studies, la chercheuse rapporte que la Région bruxelloise y est particulièrement confrontée : « Les changements légaux dans l’octroi, la multiplication des critères et démarches, la complexité des dispositifs, ont pour conséquence qu’une part des usagers se découragent. »  (Voir interview ci-dessous) Combien sont-ils ? Difficile à établir. Mais ils sont nombreux.

La difficulté de recourir aux aides existaient avant la crise, renchérit Céline Nieuwenhuys. « Les CPAS étant surchargés, les services sociaux associatifs se retrouvent à jouer le rôle de sous-traitants des services publics et passent leur temps à essayer d’obtenir des rendez-vous, de préparer les dossiers, etc que ce soit pour les CPAS, les caisses d’allocation de chômage, les allocations de remplacement de revenus pour des personnes handicapées, etc. C’est pour cela que l’on plaide pour l’automatisation d’un certain nombre d’aides. » Mais avec le Covid, ce phénomène a pris une ampleur sans précédent. Conséquences : trop souvent, en bout de chaîne, de nombreuses personnes n’obtiennent pas l’aide à laquelle elles ont droit.

Manque de personnel

Le travail des assistants sociaux des CPAS s’est lui aussi complexifié. À cause de l’augmentation du nombre de demandes, mais aussi de la diversification des publics. Surtout depuis octobre-novembre dernier, observe Myriem Amrani, présidente du CPAS de Saint-Gilles : « On a de plus en plus d’étudiants, qui ont perdu leur job, des artistes et techniciens, des travailleurs intermittents, des indépendants, des ressortissants européens (surtout des étudiants) et de sans-papiers, dont les revenus proviennent bien souvent de l’économie informelle. » Des personnes qui ont basculé dans la précarité, plus encore avec la deuxième vague.

La précarité étudiante au CPAS de la Ville de Bruxelles 

Outre le surcroît de travail, cela complique la tâche des équipes, car il s’agit de profils nouveaux, avec lesquels elles n’ont pas l’habitude de traiter. Les dossiers sont d’une grande complexité. Les mécanismes utilisés pour les employés qui ont perdu leur emploi, ne sont pas ceux qui s’appliquent aux indépendants. Ou dans le cas des personnes sans-papiers : « Nous sommes très démunis. Ils ne sont pas éligibles à l’aide sociale, selon les critères établis par le SPP Intégration sociale, nous ne sommes donc pas en mesure de les aider. À part l’aide médicale urgente, rien n’est prévu. Le risque, pour eux, c’est l’expulsion. Ce sont les grands oubliés de cette crise », s’alarme Myriem Amrani.

Pour répondre à l’augmentation du nombre des bénéficiaires, les CPAS ont obtenu des moyens supplémentaires. Et des subsides destinés à renforcer les équipes. Problème : les effectifs n’ont pas suivi. « Les délais d’engagement sont très courts, et nous ne pouvons proposer que des CDD. En plus, les 19 CPAS se sont retrouvés en même temps à la recherche de personnel. » Les équipes sont donc toujours débordées. Et le télétravail ne facilite pas les choses. Même si, assure Myriem Amrani, « à Saint-Gilles, on a essayé de trouver un équilibre entre présence et distance, en assurant la continuité du service. L’accueil est resté ouvert le matinNous n’avons jamais fermé complètement, contrairement à d’autres. Et les assistants sociaux travaillaient en binôme, un sur place, l’autre en télétravail. »

Mais pour Céline Niewenhuys, dans les périodes de crise comme celle que l’on connaît aujourd’hui, les mécanismes doivent être adaptés. Le plus souvent il s’agit de situations humanitaires. « Certains sont tellement découragés que nous devons les convaincre de réclamer l’aide à laquelle ils ont droit. On est loin des hordes de demandeurs ! », ajoute-t-elle.

En attendant, ils n’ont d’autres choix que de se tourner vers les banques alimentaires… qui se demandent combien de temps elles pourront encore tenir.

Pour aller plus loin | “Non-recours aux droits et précarisation en région bruxelloise”, de Laurence Noël, dans Brussels Studies

Entretien avec Laurence Noël, collaboratrice scientifique de l’Observatoire bruxellois de la santé et du social, réalisé par Vanessa Lhuillier :

S.R. – Photo : Belga/Nicolas Maeterlinck