Marius Gilbert : ” L’absence de plan pandémie au niveau fédéral était une faille énorme”

Ce jeudi matin, l’épidémiologiste Marius Gilbert était le premier intervenant de la commission spécial covid du parlement bruxellois. Dans son exposé, il est revenu sur les faits depuis l’apparition du nouveau coronavirus et a répondu aux nombreuses questions des députés sur la gestion de la crise sanitaire. Il n’a pas hésité à pointer certains manquements notamment au niveau fédéral.

Marius Gilbert a d’abord tenu à contextualiser la naissance et l’expansion de la maladie. Lors de la première phase, le virus est apparu en Chine et à ce moment-là, vu les mesures très fortes prises par la Chine, les scientifiques se disent que le virus peut rester dans le pays et être rapidement maîtrisé. “Comme nous ne savons pas à ce moment que les asymptomatiques propagent le virus, nous nous disons que cela va être maîtrisé assez rapidement, “explique l’expert.

Puis en janvier, le monde rentre dans la deuxième phase de l’épidémie. Le virus sort de Chine et touche rapidement la Corée du Sud, l’Italie et l’Iran. Quelques cas sont aussi rapidement détectés en France ou en Allemagne. “A ce moment-là, je me dis que cela peut être encore contenu mais la situation de l’Iran et de l’Italie me préoccupe. Et lorsqu’on enregistre les premiers décès dans ces pays, je me dis qu’on n’arrêtera plus la propagation du virus.” 

Au départ, les scientifiques parlent d’une forme sévère de la grippe et ne veulent pas crier au loup trop rapidement. La connaissance évolue. Les facteurs de comorbidité commencent à être connus et on évoque la possibilité d’une transmission également par les asymptomatiques. “Cependant, nous avons toujours un décalage entre la définition des cas et l’évolution du virus. Personnellement, je me dis que l’Italie détecte mal ses cas et que c’est pour cela qu’elle a autant de morts. Et puis, les introductions de cas se multiplient et avec les vacances de carnaval, nous savons que nous allons avoir un grand nombre de personnes infectées.”

Débute alors la phase 3 qui durera jusqu’au confinement. Les premières tensions entre épidémiologistes se font jour. La question du masque se pose. Comment se transmet le virus? Via des particules fines ou de grosses gouttelettes? Et puis, comment va-t-on gérer la disponibilité du matériel de protection? “A ce stade, je me demande pourquoi on parle encore de grippette. Nous n’en sommes plus là! Et puis, on envoie encore tous les prélèvements au seul laboratoire de la KUL. Notre capacité de testing n’est pas du tout en phase avec ce que nous devrions faire. Nous ne pouvons pas non plus élargir la définition des cas car nous ne pouvons pas tester et analyser de nombreux prélèvements.” Marius Gilbert est alors de plus en plus sollicité par les médias car il se révèle être “un bon client”. Ses tweets le mettent aussi sur le devant de la scène.

Un lockdown indispensable

Du 17 mars au 8 avril, nous rentrons dans ce que l’épidémiologiste appelle la phase 4. Les politiques se concentrent sur les hôpitaux et moins sur les maisons de repos. La connaissance du covid-19 évolue très lentement mais il faut aplatir la courbe pour sortir du confinement. “Je travaille déjà sur une stratégie de sortie. Je n’ai aucun doute sur le fait que le lockdown a sauvé de nombreuses vies. Malheureusement, il y a eu la problématique des maisons de repos. C’était un peu comme si nous avions une épidémie dans la société et une autre dans les maisons de repos.”

Selon Marius Gilbert, pour les maisons de repos, les connaissances de l’époque étaient suffisantes pour éviter le nombre de morts. Certains établissements qui avaient connu des grippes très sévères par le passé ont tout simplement réactivé leur protocole et n’ont pas eu de cas. Même si les scientifiques n’étaient pas certains que les asymptomatiques transmettaient la maladie, il aurait fallu tester de manière plus large. “Le seul pays européen qui a misé sur le testing, c’est l’Allemagne et ils s’en sont mieux sortis. Chez nous, le système aurait pu tenir si le virus avait été contenu ou pour les maladies chroniques, mais pas pour une épidémie comme celle-ci. Nous n’avons pas redimensionné nos laboratoires assez rapidement. Par contre, au niveau de l’équipement de protection, la demande a été trop forte d’un seul coup.”

Un déconfinement sous haute tension

Après le 8 avril, démarre la cinquième phase avec la question cruciale du déconfinement et de la reprise des activités. “Rien n’est prêt. Nous n’avons pas assez de tests, le suivi de contacts est inexistant et puis la méfiance s’installe au sein du GEES et avec les politiques. Nos recommandations n’arrivent pas à être transposées. J’ai voulu rester à l’écart de cela sans me taire pour autant. D’autres se sont servis des médias. La confiance n’a fait que se dégrader mais elle est essentielle surtout que nous n’avions pas de base légale, pas de mandat. Notre responsabilité légale était floue et c’est d’ailleurs pour cela que Marc Van Ranst a aujourd’hui une plainte au pénal. Nous étions tous bénévoles. Cette activité était faisable pendant le confinement et l’été mais maintenant, elle est incompatible avec mon métier académique. C’est pour cette raison que j’ai quitté le Celeval.”

Des manquements principalement du fédéral

Marius Gilbert n’a pas souhaité revenir sur l’épisode de la destruction du stock stratégique de masques. Par contre, il ne comprend pas pourquoi le plan pandémie prévu à l’époque pour le H1N1 n’a pas été réactivé et mis à jour dès l’apparition du Sras Cov 2. “En Europe, nous avons oublié que nous pouvions mourir d’une épidémie infectieuse. Ma grand-mère me répétait tout le temps de bien me laver les mains car à son époque, on pouvait mourir d’une mauvaise angine. Maintenant, nous avons perdu ces réflexes contrairement à l’Asie. Et pourtant, la Belgique avait déjà été épinglée par les instances internationales sur son absence de plan en cas de pandémie. C’est une vraie faille.”

A présent, il faut continuer à tester massivement mais aussi améliorer le suivi des contacts et la communication envers la population. L’adhésion aux mesures est indispensable et pour l’épidémiologiste, mieux vaut une quarantaine de 7 jours suivie par tous qu’une quatorzaine non respectée. “Quand on crée un sentiment de proximité, on voit aussi que les gens se sentent plus responsables. Si c’est le référent de votre commune qui vous appelle pour vous demander de vous mettre en quarantaine, vous le respecterez plus que s’il s’agit d’un call center totalement anonyme. Et puis, il faut mieux cibler la communication. Au début, nous étions dans de l’institutionnel à l’ancienne, du haut vers le bas. Cela fonctionne pendant le confinement mais maintenant plus. Il faut parler aux jeunes!”

Bruxelles, une ville particulièrement touchée

Actuellement, le taux de contamination est important en Région bruxelloise. Marius Gilbert n’est pas étonné et pointe plusieurs facteurs. “Il y a évidemment la densité de population mais la pauvreté dans certains quartiers joue également. L’accès à l’information, la promiscuité, les problèmes de santé annexes qui renforcent la comorbidité sont plus importants dans la capitale que dans une zone rurale. C’est pour cela qu’il faut revoir la communication comme le fait Saint-Josse.” Bruxelles étant aussi au cœur d’un nœud de communication, le virus circule plus. Il faut encore faire un effort sur l’identification des clusters. Pour le moment, on arrive à les trouver dans le cadre familial ou au sein d’une entreprise mais pas dans l’horeca par exemple. “Il faudrait des statistiques de transmission comme en France.”

Quant à l’immunité collective, elle ne pourra être atteinte que grâce à un vaccin. “Nous ne pouvons pas miser dessus pour le moment. Dans l’hémisphère sud, on a vu que la grippe n’avait quasiment pas été présente cette année et l’immunité croisée, dans l’état actuel des recherches, elle reste hypothétique. Il faut que les personnes à risque continuent de se protéger comme elles le font maintenant. C’est cela qui va réduire la gravité de la maladie.”

Vanessa Lhuillier – Photo: BX1