Le journal de bord de Sébastien du Samusocial (9 avril) : “Les oubliés de la crise”
Sébastien est directeur du (nouveau) Samusocial. Il partage avec nous quelques extraits de son quotidien et de celui des équipes de terrain, ces travailleurs de l’ombre qui vivent en première ligne le défi actuel : rester présents pour aider les personnes sans abri alors que l’épidémie de Covid-19 a complètement bouleversé l’organisation des activités du dispositif d’aide.
Les indicateurs semblent indiquer que nos hôpitaux résisteront à la pression de la courbe, à la différence peut-être des maisons de repos. C’est sans doute là le théâtre du vrai drame. Et la véritable leçon de la crise sera peut-être une remise en question de la manière dont nous prenons soins de nos aînés.
Le secteur du sans-abrisme semble plus ou moins résister, même si chacun d’entre nous craint que les places ouvertes se remplissent très rapidement au centre d’isolement pour cas suspects ouvert par MSF en appui avec le Samusocial et la Plateforme citoyenne.
Selon certains économistes, le secteur événementiel pourrait être l’un des plus durement touchés par la crise. Beaucoup de travailleurs du secteur sont sans emploi depuis l’annulation de l’ensemble des événements culturels. Depuis quelques jours, ce sont certains de ces travailleurs qui nous sauvent. Aujourd’hui, ce sont eux qui nous permettent de déménager 300 personnes en familles de notre centre d’Evere vers un hôtel près de la Gare du Nord, ce sont eux qui installent 400 matelas en urgence dans l’hôtel, et ce sont encore eux qui gèrent les distributions de repas sur le site de Tour & Taxis. Ce sont des oubliés de la crise, on ne les applaudit pas à 20h00, on ne leur paye pas de chômage car ils sont indépendants, et on ne leur propose pas le chômage technique. S’ils signent un contrat du Samusocial sans vraiment le lire ni se préoccuper du salaire qui est proposé, ce n’est ni par luxe, ni par choix, mais juste par nécessité. Le COVID-19 a transformé la culture en un service social.
À la différence d’organisations sur fonds propres, nous avons la garantie grâce aux financements des pouvoirs publics de ne mettre personne en chômage économique, nous ne devrons procéder à aucun licenciement à cause de la crise.
Ce jeudi, nous sommes à 3 cas COVID-19 confirmés parmi nos travailleurs, sur 3 sites différents. Nous mettons en place un protocole pour supporter autant que possible ces personnes, touchées en plein cœur de leur action. Ces contaminations soulèvent beaucoup de questions, dont celle des conditions de retour au travail : faut-il être testé négatif avant de revenir au travail ou accepte-t-on un délai de 14 jours à la suite des premiers symptômes ?
Nos personnes hébergées sont toujours trop proches les uns des autres au centre Poincaré, le centre le plus touché et avec le nombre le plus élevé de cas confirmés. Heureusement, la dernière pièce manquante en termes de matériel, les masques pour hébergés, sont livrés cette semaine grâce à Bruss’Help et la COCOM. Le centre Poincaré est l’un des rares bâtiments achetés pour le Samusocial il y a quelques années. Il appartient à la Région. Nous l’occupons toujours dans des conditions d’hygiène très précaires : les douches sont défectueuses, il est recouvert d’un bois sensible aux nuisibles comme les punaises, le chauffage ne fonctionne pas dans toutes les chambres, les ascenseurs sont en panne 3 jours sur 4,… Hier, la Région m’a demandé de signer le permis d’urbanisme devant permettre sa rénovation. Si tout va bien, les travaux seront terminés fin 2021.
Nous faisons tout pour ouvrir un bâtiment destiné uniquement aux femmes afin de nous permettre de diminuer notre nombre d’hébergés de 180 à 130 personnes dans le centre Poincaré. Le Parlement européen nous a proposé des bureaux à occuper gratuitement. Les négociations sont en cours. Bref, de nouveaux chantiers s’ouvrent à l’horizon… Et pour les mener à bien, la vidéoconférence est entré dans le langage courant, en interne au Samusocial, mais également en externe avec les partenaires du secteur et Bruss’Help. La crise actuelle rappelle l’importance du rôle d’un organisme comme Bruss’Help, chargée de la coordination des dispositifs d’aide d’urgence et d’insertion sur le secteur du sans-abrisme. Cette interface permet de maintenir une vision globale de l’ensemble des initiatives en cours et des places offertes.
Autre enjeu important du moment : le testing. Les discussions ont progressé aujourd’hui. MSF pourrait commencer les dépistages ce vendredi pour les occupants suspects de notre site spécial de Rempart 7 et sur le site de Tour & Taxis. On croise les doigts, on espère pouvoir proposer des solutions efficaces et rassurer tant les travailleurs que les personnes hébergées dans nos centres. Hier, elles étaient 1 065 personnes à dormir dans nos centres.
Je viens de lire un texte qui rend bien compte des individualités qui se cachent derrière les chiffres de notre accueil. C’est Pierre, notre ancien stagiaire engagé en CDD, qui en rend compte. Il raconte l’histoire de Sylvia, 35 ans, hébergée au centre Poincaré qui étudie pendant le confinement. Voici un extrait :
Au Samusocial, l’accueil est inconditionnel : chaque personne peut se voir attribuer une place dans l’un des centres d’accueil. De fait, on retrouve une diversité de personnes aux parcours totalement différents. Parmi elles, il y a Sylvia, jeune roumaine de 35 ans venue en Belgique pour finir ses études de Sciences politiques et trouver du travail. Si certains hébergés sont à présents habitués au centre depuis longtemps, ce n’est pas le cas de Sylvia qui s’est installée alors que le Covid-19 venait d’arriver en Belgique. Sa situation actuelle ne lui permet pas de trouver un travail et un logement. Sans solution, elle est orientée au centre d’hébergement de Poincaré où elle réside depuis plus d’un mois.
Lorsque Sylvia est arrivée au centre, les équipes sociales ont pris en charge son dossier et le CPAS était plus qu’optimiste quant à la suite des événements. Entre temps, le Covid-19 frappe et l’ensemble des démarches se retrouvent figées. Sylvia n’en désespère pas pour autant : “Chaque jour, je continue à chercher du travail. Je suis consciente que c’est une compétition avec les autres. C’est le jeu et tout ce temps passé ici représente une occasion de pouvoir m’améliorer. Même si pour l’instant tout est fermé dehors, je veux être prête pour la suite, je ne veux pas perdre le temps que j’ai la chance d’avoir ici. J’essaye de passer mon temps de la manière la plus intelligente possible.” Un hébergé l’interrompt et échange avec elle quelques phrases en anglais. Sylvia explique : “En ce moment, mon ordinateur est en panne. J’ai donc demandé aux hébergés si quelqu’un pouvait m’aider et j’ai rencontré cette personne. Il est informaticien et m’a tout de suite proposé son aide. Avoir un ordinateur est très important pour moi. En attendant, le personnel du Samusocial me donne accès de temps en temps à mes mails pour être sûr que je ne manque pas un entretien d’embauche. J’espère qu’il sera réparé rapidement”.
Étonnamment, le quotidien de Sylvia n’est pas tant bouleversé par le Covid-19 : “Je passe plus de temps au centre mais chaque jour, je révise… à ce niveau, ça n’a pas changé.” À partir de 15h, elle rejoint Ian, éducateur au centre Poincaré, “Monsieur le Professeur” comme elle l’appelle : “Ian vient me donner des exercices de grammaire de français. Il m’aide beaucoup.” Pour elle, ces exercices sont très important car ils “font beaucoup de bien au français”. Autrefois, Sylvia révisait autrement : “Avant, je me rendais à la gare tous les matins pour travailler. J’y allais surtout pour pratiquer l’anglais. J’ai appris beaucoup de langues durant mes études et je suis inquiète à l’idée de perdre tous mes acquis. À présent, je me concentre sur le français car j’aimerais travailler en tant qu’interprète à Bruxelles”.
► Retrouvez l’ensemble des journaux de bord de Sébastien du Samusocial dans notre dossier.
Photo : Roger Job/Samusocial