Le journal de bord de Sébastien du Samusocial (18 mars) : “Le Samusocial, c’est tout ça”
Sébastien est directeur du (nouveau) Samusocial. Il partage avec nous quelques extraits de son quotidien et de celui des équipes de terrain, ces travailleurs de l’ombre qui vivent en première ligne le défi actuel : rester présents pour aider les personnes sans abri alors que l’épidémie de Covid-19 a complètement bouleversé l’organisation des activités du dispositif d’aide.
Je m’appelle Sébastien. Je suis né la même année que Eminem, Zidane et Jean Dujardin. À la différence d’eux, je travaille depuis toujours dans des ASBL humanitaires ou sociales. Depuis peu, je travaille pour le Samusocial, une organisation qui apporte son aide aux sans-abris et aux demandeurs d’asile. Nous hébergeons et accompagnons des centaines de personnes chaque nuit. Chaque soir, environ 1 000 personnes sans-abris dorment dans nos centres, la majorité sont sans papiers, sans droits mais tous ont une histoire spécifique. Nous les aidons du mieux possible selon leurs situations, et essayons tant que possible de dégager rapidement un futur pour eux. Nous gérons six centres pour l’accueil de sans-abris : deux centres familles, l’un à Woluwe et l’autre à Evere, un centre hivernal pour hommes à Botanique, un centre médicalisé à Jette, et deux centres d’accueil d’urgence accueillant notamment des personnes plus fragiles (qui présentent notamment des problèmes d’assuétude, de santé mentale, …) où sont aussi hébergées des femmes seules.
Nous gérons également un centre de 350 demandeurs d’asile situé à Neder-Over-Heembeek ainsi qu’un programme Housing First de réinsertion via le logement. Mais une activité phare du Samusocial, ce sont bien sûr, les équipes mobiles d’aide, les maraudeurs dont l’objectif est de toucher ceux qui ne sont pas logés en hébergements collectifs. Depuis peu,, nous déployons également une équipe spécifique pour les migrants autour de la gare du nord.
Le Samusocial, c’est tout ça. Et ce sont surtout 360 travailleurs, la plupart en première ligne.
Je suis le directeur général, ce qui d’une certaine manière, fait de moi un protégé du front. Une sorte de deuxième ligne.
Depuis quelques jours, nous sommes confrontés à une épidémie qui se propage. Une sorte d’ennemi invisible, inaudible et indolore. On ne sait à quoi cela ressemble, on ne sait pas vraiment comment le reconnaître, mais cela occupe pourtant toutes les pensées et toutes les discussions. Tous les fantasmes et toutes les craintes. Une sorte de fantôme qui se rapproche. Au début, on ne connait personne qui en est atteint, puis un jour, on apprend qu’on connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui a été déclaré positif. C’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Quelques jours plus tard, le quelqu’un prend un visage précis. On se rend compte que c’est une personne de notre entourage. Et je m’imagine que bientôt l’ours, ce sera moi.
C’est ainsi que l’ambiance change et que l’angoisse monte. Difficile de craquer quand on est dans un poste de direction. Le visage se doit d’être souriant et rassurant. C’est important pour les équipes, ces personnes engagées qui se battent elles sur le front. L’avantage de cette expérience unique en cette période est que les journées ne se ressemblent jamais. Alors je me dis que cela vaut la peine de les partager.
Ainsi, nous sommes le 18 mars. Hier le gouvernement a décidé de rigidifier les consignes de confinement. Une rigidité qui parait bien surréaliste pour le monde des sans-abris. Difficile de comprendre le confinement à domicile quand on n’a pas de chez soi… Difficile de comprendre des distances de sécurité quand on dort dans des hébergements collectifs, que ce soit au parc Maximilien, à la porte d’Ulysse ou au Samusocial. Le COVID19 n’a pas la même caisse de résonance quand on se demande où on va dormir la nuit et ce qu’on va pouvoir manger. Il ne provoque pas les mêmes angoisses. Allez demander à un sans-abri chronique de se laver les mains avant de rentrer dans le centre, il pourrait passer devant vous, arborant un large sourire qui semble dire « L’histoire est en train de se retourner ». L’aplatissement de la courbe épidémiologique, l’hygiène des mains ou le port du masque sont des concepts bien abstraits lorsqu’on cherche un matelas sur lequel se poser.
Pour faire tourner l’ensemble de nos centres, le 18 mars commence donc par une revue des effectifs. On compte les absences, les certificats médicaux et on recrute. On recrute encore pour compenser ceux qui n’ont pas l’occasion d’être là. On rassure et on essaye de motiver les collaborateurs sur l’importance de notre mission sociale. Malgré la généralisation du port du masque et de gants pour l’ensemble de notre personnel, les mots qui tentent d’être rassurants se confrontent à nombre de questions : est-on obligé de venir travailler quand tous les discours poussent au confinement ? L’employeur peut-il payer un baby-sitter quand les écoles tentent de limiter au maximum la garde des enfants ? Peut-on prendre du temps pour aller faire des courses et éviter les heures de file après le travail ? La maladie sera-t-elle considérée comme un accident de travail si un collaborateur contracte le virus ?
Les heures passent. Les discussions avec les cabinets et les autres acteurs, tous confrontés aux même questions semblent interminables. Les réponses imprécises. C’est comme si personne n’avait jamais imaginé un tel scénario. Alors, on improvise du mieux qu’on peut, en tentant de concilier ces deux principes : protéger nos travailleurs et maintenir notre mission d’hébergement. Ce soir, nous avons réussi à héberger encore plus de 1 000 personnes. Nous avons limité notre service social au minimum. Nous avons déplacé des travailleurs en leur demandant de changer d’horaire, de faire preuve de flexibilité. Nous avons réfléchi à un centre d’isolement pour les hébergés qui présenteraient des symptômes suspects. Nous prenons chaque jour des risques financiers, que ce soit en termes d’engagement ou d’achat de matériel. On achète sans encore être sûr que les pouvoirs subsidiant pourront nous rembourser, mais convaincus que prendre le maximum de mesures de protection est une obligation pour un employeur qui se veut responsable. Un jour un auditeur nous reprochera sans doute des dépenses, pour une histoire de marché public, pour une histoire d’éligibilité, ou pour une autre raison.
On n’en est pas là. L’urgence pousse à prendre des risques. Aujourd’hui, nous avons ainsi décidé d’augmenter le nombre de nettoyeur par centres 7 jours sur 7 pendant un mois afin de limiter la propagation du virus.
Mais in fine, alors que la nuit efface le jour, tout cela parait encore dérisoire. Et, conscient que le pire est sans doute devant nous, je me couche en me demandant si demain, nous serons capables de maintenir le cap.
Photo : Gaëlle Henskens