Travaux du métro 3 : Stalingrad, un projet de ville avec ou sans nous ?
Des changements s’annoncent dans le quartier Stalingrad. Depuis plus d’un an et demi, des travaux sont en cours pour le futur Métro 3. Le quartier, plein d’activités économiques et riche de son rôle d’accueil, se voit forcé de préparer sa mutation. Alors que pour certains, c’est une opportunité, pour d’autres, il s’agit plutôt d’une menace.
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Pour illustrer la problématique, les Ateliers Urbains du Centre Vidéo de Bruxelles (CVB) ont réalisé deux capsules vidéo de 12 minutes, et un documentaire. Durant près d’un an, cinq bénévoles chapeautés par un accompagnant du CVB, ont tourné et réalisé des interviews ensemble. L’objectif : mettre en lumière une situation, empreinte de complexité.
Un groupe de tous horizons
Pour réaliser ces capsules, le Centre Vidéo de Bruxelles s’est entouré de cinq bénévoles. Des bénévoles venus d’horizons totalement différents. Des habitants du quartier, mais également des citoyens bruxellois, pour qui la problématique est importante. Benjamin Delori et Félicien Dufoor habitent un quartier voisin à Stalingrad. Ils ne vivent pas les travaux au quotidien. Mais ils sont sensibles à la problématique. Ils souhaitaient faire partie du projet : “Il n’y a pas qu’ici que ce genre de problème apparait. Il faut créer un peu de résistance… ça sonnera la cloche à d’autres endroits… Je pense que ça peut aider, il y a des pistes pour prendre conscience que ça arrive et que c’est un risque” explique Félicien.
Parmi les habitants du quartier qui ont participé au projet, il y a Anas Ticot, Samira Hammouchi et Chérine Layachi. Samira et Chérine ont un profil particulier. Elles sont dans un premier temps habitantes. Mais également commerçantes, ou fille de commerçant du quartier. Samira a vécu toute sa vie dans le quartier. Chérine, quant à elle, y a vécu 20 ans. Elles y sont très attachées. Pour elles, réagir face à l’ampleur de la situation est une évidence. La réalisation du documentaire était la seule façon de faire entendre leurs voix, jusqu’ici peu écoutées. “Le CVB nous a tendu un micro, et on a pu exprimer la souffrance de cette construction de métro. Et plutôt que d’aller voir un psychologue, j’ai préféré exprimer ma souffrance avec ce court-métrage” explique Samira.
Le fait que les membres du groupe qui ont travaillé ensemble durant plus d’an an viennent d’horizons différents a été positif pour la réalisation du documentaire. Pour Chérine: “Le fait qu’on ne soit pas que des habitants permet de pousser la réflexion et d’aller au plus loin, dans la préparation des interviews, ou la préparation du montage. On a cette vision bruxelloise qui n’est pas uniquement recentrée sur comment on peut vivre, nous dans le quartier, mais qui est plus globale”. Un avis rejoint par Louise Labib, productrice du documentaire, qui ajoute : « Parmi tous les ateliers urbains que j’ai produits, cela fait partie des rares dans lesquels la composition du groupe est suffisamment éclectique que pour générer du débat à l’intérieur. »
Des débats qui ont parfois mené à des opinions divisées. Mais qui, selon le groupe, était bénéfique : “C’est le fait qu’on ne soit pas toujours d’accord qui permet qu’on ait un film qui soit accessible aux Bruxellois, de manière générale” ajoute Chérine.
Diviser pour mieux régner
« Avant les travaux, il y avait une super bonne ambiance dans le quartier. Il y avait une cohésion entre les commerçants, les habitants. » explique Chérine Layachi, habitante du quartier. Depuis le début des travaux, les habitants déplorent le manque de transparence des autorités locales. L’organisation actuelle des concertations citoyennes divise les habitants, plutôt que de les rassembler. Pour de nombreux citoyens, la solution serait de discuter ensemble, autour d’un large débat public.
Pour Chérine Layachi, les politiques manquent de transparence, la gouvernance sur ce projet est trop opaque. « J’ai vraiment l’impression, en tant que jeune, que je me fais berner à tous les niveaux. S’il y a une chose sur laquelle il faudrait travailler, ce serait qu’il y ait plus de participation citoyenne sur l’aménagement de l’avenue. »
Un avis rejoint par Samira, pour qui le reportage a été essentiel afin de communiquer. « Tant qu’ils ne font pas les choses avec nous, leurs projets ne peuvent pas fonctionner. Pour qu’un projet fonctionne, il faut le faire avec les habitants. Et eux, leur recette, c’est de faire les choses pour nous, mais pas avec nous. Et tant qu’ils ne font pas les choses avec nous, ça ne saurait pas être pour nous. »
Donner la parole, et faire réfléchir
Depuis plus d’un an, les habitants du quartier Stalingrad vivent avec le bruit incessant des travaux du futur Métro 3. La rue qui grouillait autrefois de passants, a laissé place à un vaste chantier en construction. Les allées et venues des habitants, les pelleteuses. Les habitants n’ont rien vu venir. Ils se sentent incompris face à la situation. Au quotidien, et pour plusieurs années, ils se voient contraints de vivre dans les travaux. Et par-dessus tout, ils craignent de voir disparaitre 80/100 de leurs commerces de proximité, si chers à leurs yeux.
Par la réalisation de ce documentaire, l’équipe des Ateliers Urbains du CVB n’a pas la prétention de faire changer le monde. Ce reportage a tout de même plusieurs objectifs. Le premier, et non des moindres, est de donner la parole. “Avec les ateliers urbains, on n’a jamais vu un film qui fasse infléchir une politique. Mais ce qu’on a vu, c’est que le fait qu’il y aient des voix dissonantes nous donne le sentiment que finalement, on a le droit de penser le contraire. Et rien que de savoir que le métro, ce n’est pas univoque, ce n’est pas une évidence, et bien on a pu voir que c’était une prise de liberté” explique Louise Labib.
“On n’espère pas de grands changements, mais on aimerait que ça n’arrive plus à l’avenir“
Le documentaire a également un rôle préventif. En réalisant plusieurs capsules, l’équipe souhaite prévenir les autres citoyens, qui pourraient tôt ou tard, être confronté à la même situation. Ils veulent montrer l’importance de s’informer, et de faire front commun lors de situations similaires. Pour Samira Hammouchi, « A travers le reportage, on veut montrer aux autres générations comment la gentrification de quartiers se passe, comment il est possible de changer un quartier. Le bon côté, et le mauvais côté du changement. » Un avis rejoint par Chérine, qui ajoute : « On ne peut pas se plaindre que Bruxelles se fait sans nous, si d’un autre côté, on ne réagit pas. Pour d’autres problématiques aussi, c’est important de se mobiliser, pour laisser une trace.”
Elles espèrent aussi atteindre un large public, sensible à leur détresse “Je n’ai pas l’espoir qu’on fasse changer les mentalités des personnes qui décident au plus haut niveau. Mais j’ai espoir qu’on puisse avoir un impact sur les mentalités des personnes lambda comme nous. Qui vont, in fine, voter pour ces décideurs.”
La réalisation d’un tel documentaire, même si elle ne fera pas changer les travaux en cours, pourrait également faire réagir les autorités. Pour Félicien Dufoor : “La pire chose qui pourrait arriver ici, c’est que le chantier s’éternise et que les gens en aient marre de venir, et que les commerces ferment parce que les gens ne viennent plus… Et avec le coup de pression qu’on va mettre en diffusant le film, ils pourront moins se permettre de durer longtemps, de ne pas payer les indemnités, de ne pas respecter leurs engagements” Chérine d’ajouter : « D’une certaine manière, je pense qu’on secoue le cocotier. Je pense que le fait d’aller interviewer des échevins, des ministres, en leur faisant comprendre qu’on est là, qu’il y aura des traces, ça les oblige à réfléchir, et à faire attention avant d’agir. »
Les différents objectifs des capsules vidéo sur l’avenir de l’Avenue Stalingrad se résument donc en quatre gros points : donner la parole, laisser une trace, conscientiser les citoyens qui pourraient un jour se trouver dans la même situation, et faire changer les mentalités.
Pour Liévin Chemin, concepteur et accompagnateur du projet, la conception du documentaire a été énormément réfléchie. Pour un sujet si complexe, il a fallu s’adapter. “On essaye, dans la construction de film, de choisir plusieurs niveaux de lecture. On essaye de le rendre suffisamment accessible, pour que les personnes qui ne sont pas habituées au langage du documentaire, puissent aussi trouver cette émotion, se poser des questions et qu’il y ait une réflexion. On amène une version que l’université et l’hôtel de ville ne nous donnent pas. Et pour nous, c’est la chance qu’on a de faire ce travail-là.”
Abattre les clichés
Ce que souhaite avant tout le Centre Vidéo de Bruxelles, c’est produire un cinéma engagé. Autant sur le plan éthique et politique, que sur le plan esthétique. Le documentaire sur les travaux du Métro 3 à Stalingrad est le 19ème réalisé par les Ateliers Urbains. En réalisant ces capsules vidéo, l’objectif est de donner la parole à la diversité et à la complexité. Le CVB souhaite contribuer à un avenir plus juste et plus solidaire.
Connu pour son communautarisme, le quartier Stalingrad accueille différentes nationalités. Selon de nombreux habitants, c’est justement cet aspect communautaire qui dérange. En construisant un métro en plein cœur du quartier, les autorités procèderaient ainsi à une gentrification. Gentrification qui serait prévue pour casser la dynamique actuelle du quartier et la remplacer, dans le futur, par des commerces plus attractifs pour les touristes. Autrement dit, remplacer les petits commerces locaux, pour accueillir de grosses enseignes.
“On. a fait les choses pour nous, mais sans nous“
Pour Samira, d’origine marocaine, qui habite le quartier depuis toujours, ce constat est douloureux. Par le biais de ces capsules vidéo, elle souhaite avant tout casser les stéréotypes liés à sa culture : “Moi ce que je veux, c’est montrer le vrai Stalingrad. Montrer qu’ici, il y a de la diversité. Qu’une jeune femme, elle peut se balader ici. Elle peut se poser sur une terrasse. Dans les médias, on diabolise toujours mon quartier. Et moi, en tant qu’habitante et en tant que spectatrice, ça me fait mal. C’est injuste car on ne montre pas la réalité. On utilise les amalgames, une manière de diviser et pour mieux régner en fait.”
Le documentaire met cette problématique en évidence, qui, selon le CVB, n’existe pas uniquement à Stalingrad. “On souhaite passer les frontières du quartier, pour voir ce qu’il se dit de l’autre côté. On en a souvent parlé au sein du groupe, il y a une barrière de ségrégation qui existe dans notre société.” explique Liévin Chemin, avant d’ajouter : “Un jour, Samira a dit : “on a fait les choses pour nous, mais sans nous”, et bien, c’est une parole de Ghandi sur le développement qui dit “Ce qui est fait pour nous, mais sans nous, aboutira à quelque chose qui est fait contre nous”. Toujours Selon Liévin, il faut éviter de nier le caractère endogène de la Ville de Bruxelles, qui vient de l’intérieur de sa population. De cette manière, le documentaire souhaite faire comprendre aux autorités que la dynamique actuelle du quartier Stalingrad est propre à la Ville de Bruxelles, et que ce serait une erreur de le faire disparaître.
“Stalingrad – L’après – Un projet de ville avec ou sans nous”, diffusé dimanche sur BX1
Au cours de cette année, à l’initiative des Ateliers Urbains, en collaboration avec le Centre Vidéo de Bruxelles, quelques habitants du quartier de Stalingrad se sont réunis pour réaliser plusieurs reportages sur la thématique du futur Métro 3. Le groupe filme les transformations de cette artère, située entre la Gare du Midi et la Place Rouppe, devenue véritable chantier. Le tout, alterné de rencontres et de témoignages avec des habitants et commerçants du quartier.
« Ce travail sera peut-être une archive de comment était le quartier avant, si on n’arrive pas à ce que le quartier garde son essence et son identité. » C.L.
Le documentaire long métrage sur le sujet sortira en automne 2021. Mais en attendant, les réalisateurs-habitants diffuseront deux courts-métrages de 12 minutes, avec quelques éléments d’enquête. Le premier de ces deux courts-métrages, “Phase 0, l’étouffement des commerces”, est à revoir sur la plateforme en ligne de BX1.
▶ Reportage | Phase 0 : l’étouffement des commerces
Le deuxième, « Stalingrad – L’après – Un projet de ville avec ou sans nous ? » a été diffusé le dimanche 18 juillet. Vous pourrez également retrouver un article, accompagné de chaque épisode, dans les dossiers de la rédaction, sur le site Web de BX1.
Daphné Fanon