"Sans papiers, sans droits, sans abris"

Enquête  |  Persona non grata (3/3)

Par Safouane Abdessalem, avec le soutien du Fonds AJP pour le journalisme

 

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Occupation d'un immeuble pour revendiquer une solution d'urgence et appeler le gouvernement à respecter ses obligations, le 13 mars 2023. BELGA PHOTO HATIM KAGHAT

En Belgique, le sujet des demandes d’asile est revenu au premier plan de manière particulièrement brûlante, notamment depuis l’attentat du 16 octobre 2023 à Bruxelles. Le terroriste était en séjour irrégulier, et sous le coup d’un ordre de quitter le territoire (OQT) depuis mars 2021, après le refus d’une demande d’asile fin 2019.

L’information a rapidement été relayée dans les médias et sur les réseaux sociaux, le débat sur les OQT relancé, et l’amalgame entre terrorisme et migration revigoré.

Cette enquête vise à comprendre et éclairer, autant que faire se peut, la situation de ces personnes vivant sous OQT non exécuté.

Vivre dans l’illégalité, certaines personnes en Belgique le font depuis plusieurs années. En 2015, Abdoulaye (le prénom a été modifié) quitte le Sénégal pour la Belgique. Sa première demande d’ asile lui est refusée par le CGRA qui juge sa crainte de persécution pas crédible. Expliquant s’être converti au christianisme à Touba, ville musulmane du Sénégal, Abdoulaye aurait quitté son pays suite aux menaces de sa famille qui n’aurait pas accepté sa conversion. Pour sa deuxième demande d’asile réalisée des années plus tard, Aboulaye fournit des nouveaux documents aux CGRA censés démontrer sa conversion.

Après 8 ans d’errance, il est arrêté le 12 octobre 2023 à Matongé suite à un contrôle d’identité de la police. Son annexe 26 (attestation d’immatriculation valable 4 mois à compter de la date de la demande de protection internationale) est périmée depuis un certain temps, ll est emmené dès le lendemain au centre Merksplas, un des 6 centres fermés de Belgique où sont maintenues les personnes qui ont reçu l’ordre de quitter le territoire en vue de leur éloignement. C’est là que commence son enfer. En Belgique, la durée de rétention en centre fermé est, en théorie, limitée à deux mois, le temps nécessaire pour obtenir les documents éventuellement organiser une escorte si la personne doit partir avec une escorte. La durée peut être prolongée à 8 mois selon des profils qui peuvent porter atteinte à la sécurité nationale. Ne faisant pas partie de ce type de profils, Abdoulaye est pourtant resté un an en centre fermé. “S’il y a des tentatives d’éloignement et que la personne refuse de monter dans l’avion, elle revient au centre fermé, et son compteur repart à zéro” indique Dominique Ernould.

C’est précisément ce qu’il s’est passé pour Abdoulaye. Dans les faits, la rétention en Belgique ne connaît pas de réelle limite dans le temps, si ce n’est celle des dix-huit mois prévus par la directive européenne “retour” de 2008.

Le centre fermé 127bis à Steenokkerzeel, le 7 décembre 2015. BELGA PHOTO DIRK WAEM

Les six centres fermés en Belgique gérés par l’Office des Etrangers disposent de quelques centaines de places. Parmi les nationalités les plus présentes, on retrouve la population d’origine étrangère à laquelle la Belgique délivre le plus d’OQT. “Des maghrébins, des Guinéens, des Camerounais, des Géorgiens, des Albanais des Russes” indique Dominique Ernould, qui déplore que les profils soient mélangés. “Il y a des personnes dont le seul délit, la seule infraction, c’est d’être en séjour irrégulier. Mais on a aussi toute une catégorie de personnes qui vient directement de prison, et qui ont été condamnées pour des faits de droit commun mais qui peuvent être lourds : banditisme, trafic de drogue, prostitution, viol. Idéalement, on préférerait qu’elles puissent retourner directement dans leur pays d’origine depuis la prison”.

Ecouter | Dominique Ernould (Office des Etrangers) sur le mélange

Sauf que ce n’est pas toujours possible. Pour organiser un vol retour, l’Office des Etrangers doit remplir différentes formalités administratives, organiser si besoin une escorte policière, réunir les documents d’identité de la personne en séjour irrégulier et obtenir un laisser-passer du pays d’origine, ce qui peut prendre plusieurs mois, en fonction de la relation diplomatique qu’entretient la Belgique avec les différents pays.

A l’heure actuelle, les conditions de vie dans les centres fermés sont difficiles, parfois à la limite du supportable. Les personnes en rétention sont soit isolées, soit réunies à plusieurs dans des dortoirs, ce qui ne favorise pas l’hygiène. En septembre dernier, le centre fermé “127 bis” en périphérie de Bruxelles, s’est retrouvé envahi de punaises de lit. Une situation qui a poussé le personnel à faire grève et à contacter la presse. Plusieurs détenus choisissent alors de passer la nuit dans la cour plutôt que de rejoindre les chambres. En guise de protestation, mais aussi par crainte des punaises de lit à l’intérieur. A ce sujet, la porte-parole de l’Office des Etrangers estime que la situation n’est pas agréable pour le personnel, mais pas dramatiquement dangereuse. “Les punaises de lit, c’est presque inévitable dans tous les lieux de collectivités. ll suffit qu’il y en ait une ou deux, et ça revient à partir du moment où on accueille des personnes qui viennent du monde entier avec peut-être des œufs ou des petites punaises dans leurs bagages”.

Ecouter | Témoignage sur la présence de punaises de lit (collectif Getting the Voice Out)

Les associations, dernier bastion de solidarité

Depuis 2008, la presse n’a plus accès aux différents centres fermés. La coalition Move fait partie des rares acteurs du monde associatif à y avoir accès. Réunissant sous une plateforme différentes ONG belges, elle accompagne juridiquement les personnes détenues et cherche à sensibiliser le grand public sur la question de la détention administrative. Travaillant au sein de la coalition comme juriste, Noémie Desguin connaît bien ces centres et organise tous les mercredis des visites des détenus par les membres de la coalition. “On rencontre les personnes de manière confidentielle. Elles défilent les unes après les autres et viennent nous parler de leur dossier ou de leurs difficultés”. Selon elle, c’est surtout la présence humaine qui leur est importante, parce qu’il ne reste généralement plus beaucoup au niveau juridique. 

On est vraiment en bout de course.Sur le plan psychologique, il existe un soutien mais seulement dans une optique de faire accepter à la personne qu'elle va devoir partir. Le centre fermé, c'est encore pire que la prison, parce qu'on ne sait pas pour combien de temps on y est.

Face à cette réalité, tous les détenus n’ont pas les mêmes capacités de résilience. Le 25 décembre 2023, un détenu algérien s’est donné la mort par pendaison au centre Merkplas. Un “acte de désespoir” selon le parquet d’Anvers. Il avait pourtant été vu par un médecin et par un psychologue quelques jours avant son acte.

Le drame met l’Office des Etrangers dans l’embarras. “Chaque directeur de centre est assisté de médecin, d’infirmière, de psychologue et d’éducateur” explique Dominique Ernould à ce sujet. Maintenant, c’est vrai qu’on peut avoir des personnes totalement déprimées qui en arrivent à se suicider ou entamer des grèves de faim. Peut-être que ce sont des personnes qui ont des profils psychologiques plus fragiles” .

plus de 70% des personnes en centre fermé développent des problèmes mentaux

Olriche Saint-Juste travaille comme médecin pour MSF. Il collabore avec la coalition Move et accompagne les 39 médecins bénévoles de l’ONG qui se rendent chaque semaine dans les 6 centres de Belgique. Son diagnostic est catégorique : plus de 70% des personnes qui sont enfermées développent des problèmes mentaux. “La détention a un impact sur la santé physique et mentale. Ils sont enfermés, ils ne connaissent pas leur issue, parfois ils ne savent pas pourquoi ils sont là après avoir subi des expériences difficiles dans leur pays”. Le médecin constate une récurrence des symptômes chez les personnes détenues : “syndrôme post-traumatique, stress, anxiété, cauchemars, même si la personne n’était pas malade avant de se retrouver en centre fermé. Ils se posent ces questions : Pourquoi je suis là ? Qu’est-ce que je fais de mal ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Vais-je pouvoir rentrer un jour chez moi ou vais-je rester là pendant des années ? Il y a beaucoup de questions auxquelles, ils n’ont pas de réponse”.

Ecouter | Témoignage sur la santé mentale (collectif Getting the Voice Out)

Une situation que dénonce également Getting the Voice Out, un collectif citoyen qui s’entretient régulièrement par téléphone avec les détenus et qui dénonce leurs conditions de vie en publiant des témoignages plus graves les uns que les autres. Selon les récits recensés et publiés par Getting the voice, plusieurs cas de violences émanent des centres fermés : manque de soin, piqûres forcées, maltraitance des détenus, racisme de la part des gardiens. Mais du point de vue juridique, le collectif déplore qu’il est très difficile de porter plainte et de condamner, du fait du manque d’information sur place.

Ecouter | Témoignage, “Ils m’ont piqué de force” (collectif Getting the Voice Out)
Liège, le 13 novembre, Palais de Justice. Manifestation du “Collectif de Résistance aux centres pour étrangers” en soutien à Sabine Amiyeme, une jeune femme Camerounaise actuellement détenue au centre fermé de Holsbeek en vue d’une expulsion

Selon certaines associations, il existe une réalité passée inaperçue ou trop peu perçue par l’administration belge : le basculement quasi inévitable des personnes sans papiers vers le sans-abrisme.

En novembre 2023, le Samusocial, le CIRÉ, Médecins du Monde, l’Ilot et Brussels Platform Armoede lançaient la campagne “Sans papiers, sans droits, sans abri” pour témoigner de cette réalité. On y découvre 4 portraits réalisés par le photographe Cédric Gerbehaye et Caroline Larmarche, et 21 recommandations dégagées par trente associations du secteur socio-sanitaire. Le message : difficile de quitter la Belgique du jour au lendemain quand on y a vécu et travaillé pendant plusieurs années. “Ceux qui sont parfois en Belgique depuis plusieurs années, deviennent sans abri dès qu’ils et elles perdent leur logement et leur adresse légale. Ils et elles sont radié·es des registres, n’ont aucun autre droit que celui à une aide médicale urgente, restrictive et peu accessible”. Un constat qui a poussé le Samu social à créer un pôle asile et migration pour pallier au besoin croissant d’hébergement suite à la crise de l’accueil en Belgique de 2015.

Réquisition d'un bâtiment public pour offrir un hébergement solidaire à une cinquantaine de demandeurs d'asile sans solution de logement suite à des expulsions le 12 mars 2023. BELGA PHOTO HATIM KAGHAT

Les chiffres du Samu Social font froid dans le dos : parmi le public de sans-abris dans ses différents centres bruxellois, 70 % sont des personnes sans papiers ou sans titre de séjour valable. Parmi elles, des demandeurs.euses de protection internationale “laissées à la rue au mépris de leur droit à l’accueil ou déboutées de leur procédure d’asile” , des travailleurs.euses sans accès au marché du travail légal, des personnes LGBTQIA+ sans accès à d’autres solutions d’hébergement que l’accueil d’urgence, ou encore des femmes victimes de violences conjugales. Elles constituent 20% de la population sans-abri.

On a beaucoup de femmes qui deviennent sans-papiers parce qu' elles ont quitté leur conjoint avec lequel elles étaient domiciliée explique à ce propos. Comme la régularisation se faisait via le conjoint, au moment où elles le quittent, elles perdent leurs droits. Cela peut favoriser la violence intrafamiliale, parce que c'est une barrière en plus pour faire le pas de quitter le conjoint.

Alors quelle solution face à ce cercle vicieux ? Pour Sébastien Roy le problème du sans-abrisme ne sera pas résolu “tant qu’on ne trouvera pas de solutions humaines et durables à la question des sans-papiers”. Conscient que la régularisation massive n’est pas une option politique à l’heure actuelle, l’institution milite pour une prolongation systématique de six mois minimum du droit de séjour, le temps de se redomicilier. Autre suggestion : le renforcement de l’accessibilité de l’aide et des dispositions existantes, comme l’aide médicale urgente. “On se rend compte que beaucoup de droits en faveur des plus démunis ne sont pas exploités. Les démarches ne sont pas toujours faites soit par faute de temps, soit par dignité”.

Une méconnaissance du système généralement partagée par des personnes en centre fermé. Abdoulaye partage sa chambre avec 3 autres individus. Son quotidien se résume à trois promenades par jour: à 10 heures, 16 heures et 20 heures. Il ne reçoit aucune information de la part des autorités et s’entretient une fois par semaine avec son avocate par téléphone. En novembre dernier, son horizon s’éclaircit : faute de possibilité d’expulsion, il sera libéré, quasiment un an après avoir été détenu en centre fermé.

De retour à Bruxelles, il introduit aussitôt une demande de régularisation de type 9 bis. Un soulagement mais d’une durée probablement limitée.