Les défis de Paul Magnette : “sans réforme, la Communauté française ne s’en sortira pas”

Pendant une semaine, BX1 vous propose une série d’entretiens avec le ministre-président de la Région bruxelloise et les présidents de partis francophones. Comment ont-ils vécu cet été marqué par le Covid 19, les inondations en Wallonie, le changement de régime en Afghanistan ? Comment appréhendent-ils la rentrée et ses grands enjeux politiques, sanitaires, institutionnels ? Aujourd’hui Paul Magnette, président du Parti Socialiste.

Un fauteuil en cuir noir et les lambris patinés de l’hôtel de ville de Charleroi (le bâtiment date de 1936, de facture art-déco, avec un intérieur qui a conservé de nombreuses boiseries et tapisseries).  C’est là que le président du PS nous reçoit pour discuter de ses défis de la rentrée. Pull à col roulé de couleur sombre, débit rapide, verbe précis. D’emblée, on évoque les inondations qui ont touché la Wallonie à la mi-juillet.

“J’ai de la famille dans l’un des villages les plus touchés, je suis allé voir sur place. C’est une chose différente que de voir les images à la télévision ou les réseaux sociaux :  voir l’amoncellement de ces déchets, tout le monde qui vide sa maison, cette boue, les odeurs, les rats qui commencent à arriver… On mesure alors de manière palpable la tragédie que cela représente pour les gens qui ont tout perdu. Leur maison, leurs photos de familles, ce qui leur était personnel, avant de devoir affronter des travaux lourds, c’est une vraie tragédie.”

“Le dernier avertissement en matière de dérèglement climatique”

Ces inondations vont peser politiquement sur le gouvernement wallon. C’est un travail colossal qui attend tous les ministres. Elio Di Rupo n’a pas arrêté, Christophe Collignon vient partout en aide aux communes sinistrées et cherche des logements tous azimuts, mais tous les ministres sont concernés. C’est quand même le dernier avertissement en matière de dérèglement climatique. Et ne parlons plus de réchauffement, ça trouble les esprits : ce réchauffement global se traduit par un dérèglement, avec chez nous en Belgique, des étés très secs, qui sont des catastrophes pour l’agriculture et la nature en général, et à d’autres moments, des pluies interminables. Ça doit devenir une urgence, parce que cela a des conséquences en termes de logements, d’aménagement du territoire, de mobilité, d’agriculture… Le Covid avait été un premier grand avertissement : le monde n’est plus ce monde d’autrefois où on était relativement insouciant. On a des épidémies et on en aura d’autres, et en plus on a des catastrophes naturelles.

Je suis un grand passionné de la Renaissance. Je relisais quelques livres sur cette période cet été. Entre le milieu du 13ème et la fin du 15ème siècle, l’âge d’or de la Renaissance, ils ont vécu en permanence avec ces deux tragédies: la peste d’un côté et les inondations de l’autre. Toute leur vie a été dominée par ces phénomènes pendant des décennies. On doit se rendre compte que cela va jouer un rôle extrêmement important dans nos vie, et qui doit nous amener à tout repenser en profondeur.”

Un constat pessimiste ?

Non, c’est réaliste. Et je suis optimiste parce que je crois que si on aborde ces problèmes, la vie sera meilleure. Quand on isole massivement les logements pour les personnes concernées, ça fait une grande différence. J’étais à la Cité Parc à Charleroi, 1000 logements, où on a fait d’énormes travaux. Tout le monde dit ‘c’est formidable, notre facture d’énergie a fondu de moitié, une économie de 150 à 200 euros par mois’…  Même chose en matière de transports en commun : si on renforce l’offre et qu’on tend vers la gratuité, comme on l’a fait à Bruxelles et en Wallonie, pour améliorer la mobilité, non seulement on se déplace plus facilement mais cela fait aussi des dépenses en moins pour les ménages. Si on continue à renforcer les cantines gratuites dans les écoles avec des repas de qualité, c’est à la fois très bien pour les enfants et leur santé, mais en plus ça offre des débouchés pour notre agriculture locale. Ça ne peut être que mieux, le monde d’après. C’est vraiment ma conviction. Il faut s’enthousiasmer mais avoir conscience qu’on ne peut plus traîner. On a dix ans. Le GIEC l’a encore dit cet été. On voit les sécheresses, les incendies, les inondations, on doit accélérer et être neutre en carbone en 2045, 2050 au plus tard. C’est une énorme transition, et c’est maintenant qu’il faut travailler.”

Pour une écologie efficace “ce ne sont pas les gens qui doivent changer”

Ce ne sont pas les gens qui doivent changer, il faut arrêter de les embêter et de les culpabiliser. L’écologie des petits gestes, ça ne marche pas, ça ne sert à rien. Ce dont on a besoin, ce sont des changements structurels. Il faut arrêter des dire aux gens qu’ils doivent moins prendre leur voiture ou arrêter de manger ceci ou cela. C’est donner l’impression que la transition climatique, ce ne serait que des emmerdements. On doit, nous (les responsables politiques), construire davantage de voies de chemin de fer, de métro, de tram, augmenter leurs fréquences et les rendre gratuits, créer du logement dans les centres urbains facilement accessibles, avoir des espaces verts et des services à proximité pour qu’on puisse tout faire à pied ou à vélo comme le font les pays nordiques depuis des décennies. Au Danemark, le premier ministre va travailler à vélo et c’est banal. Ici, on a un ministre de l’environnement, s’il prend deux fois une trottinette, il en fait un article dans la presse…”

On demande alors à Paul Magnette si la décision bruxelloise d’interdire les moteurs thermiques est une bonne idée …

“C’est indispensable. De toutes façons, il n’y en aura plus des voitures thermiques en 2035, on n’en vendra plus. Vous voyez la pub pour les véhicules électriques, c’est la tendance. Ils sont beaucoup trop chers, ça c’est le problème fondamental, ils ne sont pas accessibles pour tout le monde, mais l’essence et le diesel vont disparaître. Ce que fait la Région bruxelloise est plus un effet d’annonce qu’autre chose : d’ici-là on sera passé au véhicule électrique.”

“Je n’aime pas les taxes en matière environnementale ”

On interroge ensuite Paul Magnette sur un autre projet bruxellois très contesté : l’instauration d’une taxation automobile au kilomètre (le projet “smartmove”).

“Je n’aime pas les taxes en matière environnementale. Entendons-nous bien : je défends l’impôt comme instrument de solidarité. Mais pour défendre une politique environnementale, je trouve que l’instrument de la taxation ne fonctionne pas bien.

Je prends l’exemple des couverts en plastique : pendant des années, on a dit ‘on va taxer les couverts en plastique’. Ils sont plus chers, donc du coup il faut acheter des couverts en bambou, sauf que les couverts en bambou restent plus chers donc on a fini par interdire les couverts en plastique et c’est beaucoup plus simple. Cette écologie-là est beaucoup plus efficace. Quand on a décidé d’interdire les ampoules à incandescence, ça n’a pas été un bouleversement insupportable. Les nouvelles ampoules étaient un peu plus chères mais duraient plus longtemps et consommaient moins, tout le monde s’est habitué. Si on dit demain ‘les emballages en plastique ou les bouteilles en plastique c’est fini’ ce sera fini. Il faut juste laisser deux ou trois ans aux industriels pour s’adapter.”

Et donc pour en revenir à Smartmove : pas de taxe mais plus de voiture en centre-ville ?

“Pas partout. Je ne suis pas pour l’interdiction complète de la mobilité individuelle en voiture. Il y a des personnes âgées, des personnes à mobilité réduite, des familles nombreuses qui doivent faire leurs courses. On ne va pas demander à tout le monde de fabriquer sa lessive à la maison avec du savon de Marseille et des cendres de feu de bois. Mais il faut effectivement faire en sorte que la part de la voiture diminue, et pour la part qui reste nécessaire, qu’on puisse aller vers des véhicules électriques qui polluent infiniment moins.”

Faut-il prolonger les centrales nucléaires au nom du climat ?

“Il y a un accord de gouvernement réaliste et modéré. On respecte le calendrier de sortie du nucléaire qui a été voté il y a longtemps déjà, mais si on n’arrive pas à construire des centrales au gaz, on peut prolonger deux réacteurs de quelques années. On verra mais pour moi, ce n’est pas un débat. Tout le tintouin que le MR fait autour de cela donne vraiment l’impression qu’ils sont les otages du lobby nucléaire. D’un point de vue pragmatique, si on avait dit ‘on prolonge deux centrales jusqu’en 2030’ c’était probablement la meilleure des choses à faire. On a la consommation qui diminue, le renouvelable qui augmente, mais on a un peu un trou entre 2025 et 2030. Mais si on ne l’a pas fait, c’est d’abord la responsabilité d’Engie. Johnny Thys voulait, dans une interview, qu’on prolonge de 20 ans. Ça, 20 ans, c’est hors de question. Sinon on ne va jamais sortir de notre dépendance au nucléaire et jamais soutenir le renouvelable. Quatre ou cinq, ça aurait été bien, mais on peut toujours le faire. Je respecte le travail de Tinne Vander Straeten (la ministre de l’Energie du gouvernement fédéral). C’est une fille sérieuse. On verra si l’appel à construire des centrales aura reçu suffisamment de réponses. Ça peut sembler contre-intuitif de construire des centrales au gaz alors qu’on doit sortir des énergies fossiles, mais on a prévu que ce soit des centrales convertibles qui pourront passer à d’autres énergies disponibles dans le futur. En tout cas, il y aura du courant pour tout le monde : le black out, c’est un fantasme.”

Ce qui restera de la crise du covid quand on en sortira ?

“Surement le télétravail. La plupart de ceux qui ont pu télétravailler sont demandeurs pour garder une part de télétravail pour mieux concilier leur vie personnelle et professionnelle, et ce sont des déplacements en moins.

Une plus grande culture sanitaire aussi, comme dans les pays asiatiques, où on garde le masque dans les endroits très densément peuplés comme le métro, où on se lave plus souvent les mains que chez nous. Nous, on se fait tout le temps la bise. Au conseil communal à Charleroi, on est 51 conseillers. Chaque conseiller fait la bise à tous les autres. J’ai déjà fait le calcul, ça fait plus de 2500 bises en l’espace d’un quart d’heure! Je ne pense pas qu’on va se refaire la bise comme avant. Il va rester une certaine prudence, on gardera des masques, du gel. Et à un moment donné, il faudra se poser la question de l’obligation vaccinale. Si, avec les variants, le Covid ne disparaît pas, le problème sera le même qu’avec la polio après la seconde guerre mondiale. Je ne dis pas que la question se pose aujourd’hui. On débat de la vaccination obligatoire pour le seul personnel soignant, mais si on n’arrive pas à éradiquer cette maladie, elle se posera peut-être… comme on l’a fait pour la polio ou la rubéole… il faut quand même l’éradiquer cette maladie.”

Institutionnel : quelle solidarité demain ?

Pour terminer l’entretien, on évoque les débats institutionnels. Parce qu’il a longuement négocié avec les partis flamands, N-VA incluse, le président du PS a forcément une vue bien documentée sur la question.

“La solidarité entre les Belges, on l’a vue lors des inondations avec les Flamands venus aider les sinistrés wallons. J’ai aussi vu des jeunes de Saint-Josse venus cuisiner des hamburgers : des aides très appréciés sur le terrain. 

Il y a deux formes de solidarité : celle interpersonnelle de la sécurité sociale, qui est fondamentale et ne doit jamais être remise en question. Vous êtes jeunes, vous contribuez pour les plus âgés ; vous êtes valides et en bonne santé, vous contribuez pour les malades ; vous avez un travail, vous contribuez pour ceux qui n’en ont pas. On ne se pose pas la question de savoir si vous êtes Flamand, Wallon ou Bruxellois. Quand on dit qu’il y a 6 milliards de transfert, un terme que je n’aime pas, c’est de ça dont on parle. Et c’est vrai, les Wallons contribuent moins que les Flamands au financement de la sécurité sociale. C’est un problème fondamental. Ça me préoccupait déjà beaucoup quand j’étais ministre-président wallon. La seule réponse est d’améliorer le taux d’emploi en Wallonie. Pour qu’on cotise au même titre que les Flamands. Parce qu’on ne consomme pas plus de sécurité sociale.

Et l’autre solidarité, c’est la solidarité entre les Régions par le système de dotations. Celle-là, il a été décidé d’y mettre progressivement fin à partir de 2024. Ça a été décidé. On peut toujours en rediscuter mais a priori, c’est 65 millions en moins chaque année pour la Région wallonne pendant 10 ans.

En réalité, la solidarité interrégionale est plus faible en Belgique qu’en Allemagne, au Canada, en France ou en Angleterre. Dans tous les pays, il y a des transferts. Pour moi, la réponse est dans la capacité d’investissement de l’Etat fédéral. Si à Charleroi, la SNCB investissait massivement, que la régie des bâtiments investissait dans son palais de justice ou d’autres bâtiments, ce serait déjà pas mal. Et demain avec Thomas Dermine, secrétaire d’Etat à la Relance, le fédéral peut aider des entreprises à investir dans la transition climatique et à créer des emplois. Ça, le fédéral peut parfaitement le faire. On a encore des leviers, si le fédéral passait à 4% d’investissement comme on l’a écrit dans l’accord de gouvernement, ce serait la meilleure des contributions. On a vu avec les inondations qu’il faut réinvestir dans la défense, dans la protection civile…

La Belgique à 4, vous y réfléchissez toujours ? 

“C’est le modèle le plus simple. Pour les francophones, les communautés ont toujours été un problème. Pas pour la Flandre qui a fusionné Région et Communauté. La Flandre voulait les Communautés car c’était une manière pour elle d’être présente à Bruxelles alors que de facto la ville n’est plus du tout une ville flamande. Pour nous, la Communauté, c’est le lien entre la Wallonie et Bruxelles, mais ce lien est mal conçu parce que la communauté n’a pas de recettes. La Communauté française subit, elle ne peut pas décider de son propre budget alors que ses dépenses, ce ne sont quasiment que du personnel (des enseignants, la culture, la recherche, l’aide à la jeunesse). Si on veut diminuer les dépenses, il faut licencier, ce que l’on ne veut pas faire. Donc, soit on revoit toute la loi de finances et on refinance les Communautés, mais c’est une discussion avec les Flamands qui ne va pas être simple même si je pense qu’on devra l’ouvrir à un moment donné, soit on dit les Régions peuvent aider la Communauté. Ce qu’elles font déjà. Beaucoup d’emplois de la Communauté sont des emplois qui bénéficient des APE, les aides pour la promotion de l’emploi de la Région wallonne. La Région Wallonne subventionne donc la Communauté, mais il faut aller plus loin sinon elle ne s’en sortira pas. Elle a plus d’un milliard de déficit. Moi je ne veux pas que l’on revive ce que l’on a vécu à la fin des années 80 : une Communauté en faillite. On était en cessation de paiement. On a dû prendre des mesures très difficiles dans l’enseignement avec Laurette Onkelinx. Je ne veux jamais revivre cela.

“La communauté ne s’en sortira pas”

Je ne dis pas qu’on doit faire disparaître la Communauté. On doit garder un lien très fort entre Wallonie et Bruxelles. Mais ce lien, on peut l’organiser de différentes manières. Et je pense quand même qu’il faut rationaliser la Communauté, et là-dessus il y a un consensus général. Si on garde la Communauté, c’est pour l’enseignement obligatoire, l’enseignement supérieur, la culture, la recherche et l’audiovisuel. Ce sont les éléments fondamentaux que les francophones ont vraiment en commun. Mais il reste des morceaux de politique sportive, d’aide à la jeunesse, qu’on pourrait très bien régionaliser, ce serait plus simple. Mais c’est impossible de faire un milliard d’économies à la Communauté. Je le refuserai toujours. Ou on fait une nouvelle loi de finances, ou les Régions payent, ou un mélange des deux. Et si la Région wallonne paye pour la culture, elle doit pouvoir dire ce qu’elle veut pour la culture. Et pour l’enseignement, on peut très bien avoir deux pouvoirs organisateurs, un pour les Wallons et un pour les Bruxellois. Je pense que ce serait plus efficace que le fonctionnement existant. Les programmes scolaires doivent être les mêmes et les élèves doivent pouvoir passer d’une Région à l’autre, mais ça peut parfaitement être le cas avec des accords de coopération.

Fabrice Grosfilley