L’édito de Fabrice Grosfilley : Trump et les autruches
C’est le retour des idéologies. Le clash des idées fortes. L’affirmation que ces idées doivent l’emporter sur le reste. En un mot : le retour d’un certain dogmatisme. L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis est l’expression de ce dogmatisme idéologique. On ne peut pas reprocher au président des États-Unis de faire, une fois élu, ce qu’il avait annoncé pendant la campagne électorale. En cela, le trumpisme est cohérent. Les propos outranciers tenus à la tribune des meetings n’étaient pas des paroles en l’air : ils sont suivis d’effets. Depuis longtemps, Donald Trump parle d’America First et de droits de douane pour protéger l’économie américaine. Ceux qui pensaient qu’il ne s’agissait que de rodomontades destinées à flatter l’électorat populaire en sont pour leurs frais.
Sur les droits de douane, sur le licenciement des fonctionnaires et le démantèlement de l’État fédéral, sur l’expulsion des migrants illégaux, sur la dissolution du ministère de l’Éducation, Donald Trump est passé de la parole aux actes. Cela signifie qu’il faut le prendre au sérieux lorsqu’il parle, par exemple, de déporter les Palestiniens pour transformer la bande de Gaza en Côte d’Azur, ou lorsqu’il évoque la possibilité de briguer un troisième mandat. Le séisme que représente l’arrivée de cet homme — et de son entourage — à la tête d’un pays qui estime n’avoir aucun compte à rendre est d’une ampleur qu’on aurait tort de sous-estimer. Parce qu’à l’évidence, nous ne sommes pas au bout de nos surprises, et que nous allons, dans les mois ou dans les années qui viennent, devoir vivre avec d’autres déconvenues.
America First, cela veut bien dire que le reste du monde est secondaire. Et nous, en Europe — malgré un alignement économique, commercial, politique, militaire quasi-constant sur la politique américaine —, nous faisons partie du reste du monde. Nos intérêts ne seront jamais prioritaires. Et nous ne sommes même plus consultés lorsque des décisions ayant un impact majeur sur la marche du monde sont prises.
Pour mieux comprendre ce qui nous attend, il est sans doute utile de se pencher sur ce qu’on appelle le trumpisme. Et de bien comprendre que cette pensée dépasse la personnalité de Donald Trump. J.D. Vance, son vice-président, ou d’autres prendront demain le relais si le président en exercice venait à disparaître.
Le trumpisme, c’est quoi ?
C’est l’agglomération de plusieurs courants très conservateurs :
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Le courant libertarien, qui veut le moins d’État possible, voire pas d’État du tout — on parle parfois d’anarcho-capitalisme.
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Un courant techno-solutionniste, qui a une confiance aveugle dans les technologies et la conviction qu’elles doivent influencer notre modèle politique. On parle ici de techno-monarchisme ou de techno-populisme, selon les cas.
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Un conservatisme religieux traditionnel, très poussé sur le plan moral, avec autour du président des influenceurs catholiques ou protestants.
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Enfin, une foi dans l’entreprise toute-puissante — les grandes entreprises, pas les petites — avec la conviction que ces grandes entreprises font mieux que la puissance publique, et qu’elles sont même légitimes à s’y substituer.
L’ensemble de ces idéologies combinées — qu’on aurait qualifié il y a quelques années d’ultralibérales — remet explicitement en question le bien-fondé et les bienfaits de la démocratie parlementaire. Oui, il y a de l’autoritarisme dans le trumpisme. On trouve dans l’entourage de Donald Trump des intellectuels qui détestent la démocratie et pensent qu’on pourrait la remplacer par un mode de gouvernance plus autoritaire, inspiré du privé… Quand ce n’est pas carrément l’idée que c’est au privé de gérer l’État.
Ce n’est pas un hasard si tant d’hommes d’affaires se sont pressés autour de Donald Trump lors de son investiture. Le président américain, homme d’affaires lui-même dans l’immobilier, est une incarnation de ce qu’on appelle l’oligarchie : ce système de gouvernance qui permet aux dirigeants économiques de détenir également le pouvoir politique. La pensée profonde du président américain, c’est qu’accéder au pouvoir doit surtout lui servir à démanteler ce pouvoir, qui empêche les entrepreneurs de faire des affaires.
Pour définir le trumpisme, il faut aussi s’arrêter sur ce que le trumpisme n’est pas. Sur ce qu’il déteste, ce qu’il a l’intention de combattre ou de détruire.
Le multilatéralisme, d’abord. L’idée que les États doivent se parler et gérer les relations internationales ou l’avenir de la planète tous ensemble. Le droit international, les recommandations des Nations Unies, la coopération internationale ? Non merci. Le trumpisme préfère le rapport de force et la loi du plus fort. La lutte contre le réchauffement climatique est aussi dans le collimateur. Drill, baby, drill — fore, chéri, fore. Donald Trump est un farouche partisan des hydrocarbures. Si les scientifiques lui disent qu’il se trompe, il vous dira donc que ce sont les scientifiques qui ont tort. L’environnement ne fait donc pas partie du trumpisme.
L’idée d’égalité non plus. Et la diversité, encore moins. Pas plus que l’égalité homme-femme. L’idée que nous devrions avoir tous les mêmes chances de réussir, que l’on naisse dans une famille riche ou pauvre, quelle que soit la couleur de notre peau, notre genre ou notre orientation sexuelle ne fait pas partie du trumpisme.
Sur les droits de douane — dont Donald Trump vient de décider un spectaculaire relèvement, qui a fait plonger les bourses du monde entier — de nombreux décideurs, analystes, économistes veulent croire que c’est aussi, et surtout, une posture. Qu’elle n’est pas forcément faite pour durer dans le temps. Que Donald Trump banderait ses muscles pour forcer ses partenaires commerciaux à la négociation. Je n’en suis personnellement pas certain. On verra si l’histoire leur donne tort ou raison.
Mais on doit bien mesurer que ce qui se passe sur le terrain stratégique et militaire — avec l’Ukraine et Gaza ces dernières semaines —, ce qui se passe sur le terrain commercial ces derniers jours, va s’étendre à d’autres domaines demain : l’environnement, l’égalité, la diversité, la démocratie. Tout va changer. Et on forme le vœu que les dirigeants européens ne pratiquent pas la politique de l’autruche, en mettant la tête sous terre pour attendre que la bourrasque passe.
Fabrice Grosfilley