Cécile Jodogne : “Parfois, la prise de décision est un moment de grande solitude”

Cécile Jodogne (DéFI) est à la tête d’une des plus grandes communes. A Schaerbeek, les réalités socio-économiques sont très différentes selon les quartiers, ce qui a compliqué la tâche de la bourgmestre faisant fonction.

Nous sommes en janvier 2020 et un nouveau coronavirus se répand en Chine. Quel votre état d’esprit?

J’avais une interrogation qui se mélangeait à un peu d’inquiétude et beaucoup de confiance. Je pensais que cela allait pouvoir être géré avec quelques mesures et dans un délai raisonnable. Jamais je ne me serais imaginée la rapidité de la contagion et son ampleur.

Quand on annonce le premier confinement, quelles sont vos pensées?

C’est anecdotique : mon anniversaire est le 1er avril et j’espérais pouvoir le fêter avec mes amis autour d’un repas. Finalement, nous avons fait un apéritif par Zoom et je n’ai même pas pu célébrer le suivant. Je n’imaginais pas que ça allait prendre cette ampleur. Evidemment, je pense aux personnes fragiles et à l’impact que ce confinement a sur leur quotidien. Je me dis que nos filets de sécurité vont fonctionner sans trop de mal car la durée de la crise sera courte. Personnellement, je n’ai pas télétravaillé plus de 10 jours sur l’année 2020. Ce n’était pas possible. J’ai beaucoup plus travaillé jusqu’à l’été, plus de 12h par jour parfois. Je n’aurais jamais pu envisager les choses autrement. Il y a toujours eu quelques collaborateurs ici et les services publics n’ont jamais été interrompus. J’avais 90 gardiens de la paix, les policiers, le service population, l’urbanisme. Je ne me voyais pas de leur dire de venir alors que je restais chez moi.

Les maisons de repos sont particulièrement touchées. Avez-vous l’impression qu’elles ont été abandonnées?

Je n’ai pas compris qu’on n’ait pas interdit les visites dans les maisons de repos plus rapidement. Mais nous ne savions pas. Une crise, c’est le chaos. S’il n’y a pas de chaos, ce n’est pas une crise. C’était au fédéral de donner les ordres. Evidemment, ce n’est pas par plaisir qu’on envoie l’armée dans une maison de repos mais si c’est la seule solution pour garantir la continuité des soins, il faut utiliser ce moyen. C’est une sorte de guerre face à un ennemi qu’on ne connait pas bien.

A Schaerbeek, vous avez décidé de ne pas distribuer de masque à la population.

Il n’y avait pas de stock et je comprenais que la priorité soit le personnel soignant. Nous avons fait une commande pour notre personnel mais pas pour tous les citoyens. Nous n’avions pas les moyens financiers. Nous avons 130.000 habitants et la Région disait qu’elle allait en commander. Nous en avons distribué 20.000 aux personnes les plus précaires mais je ne trouvais pas cela logique d’en donner à des gens qui pouvaient en acheter ou en fabriquer. Cette prise de décision, comme beaucoup d’autres, est un moment de grande solitude. Même si je suis bien entourée, il y a des moments où il est complexe de décider car je suis la seule à signer. Je me demande tout le temps si j’ai pris la bonne décision. Peut-être qu’on aurait dû faire les choses plus tôt, mais j’essaie de ne pas ruminer.

Lorsqu’on déconfine en juin dernier, pensez-vous que tout est fini?

J’étais très contente de pouvoir prendre un verre ou aller au restaurant, mais je me dis rapidement que cela va être difficile. J’ai été surprise du ton confiant et optimiste du dernier Conseil national de sécurité en septembre. Ce n’était pas prudent mais à l’époque je veux croire encore qu’on ne va pas reconfiner. Le reconfinement a marqué beaucoup de monde.

Le deuxième confinement paraît interminable et les tensions au sein de la société augmente. C’était compliqué à gérer en tant que cheffe de la police?

Nous avons trouvé la juste proportion avec la police pour ne pas tomber sur la première personne qui se trouvait dans une rue déserte sans masque. Il fallait éviter les attroupements ou des débuts de bagarre. Il faut aussi l’expliquer à l’habitant qui se plaint de voir des jeunes sans masque. La police contrôle, rappelle les règles. Evidemment, nous avons eu des bars clandestins mais nous nous en sommes bien sortis dans l’ensemble.

Trouvez-vous que la coordination entre les bourgmestres a bien fonctionné? Et avec le ministre-président?

Je crois que globalement, il y a eu une volonté d’écoute des différents bourgmestres de la part de Rudi Vervoort. Nous avons attiré son attention sur quelques points et il a réussi à les faire passer au niveau du fédéral. Il n’était peut-être pas le plus visible dans les médias mais il a été présent. Le fédéral, lui, prenait des mesures qui ne s’adaptaient pas à la réalité urbaine. Dire qu’on peut accueillir les gens chez soi uniquement en passant par l’extérieur de la maison est un bon exemple. Rudi Vervoort a aussi bataillé pour ne pas avoir une limitation des déplacements à 500m de chez soi car, à Bruxelles, tout le monde n’aurait pas eu accès à un espace vert. Or, c’était important. Quant aux autres bourgmestres, parfois certains voulaient être plus sévères ou plus laxistes mais nous avons toujours trouvé un consensus.

La relation entre le citoyen et la bourgmestre va-t-elle changer?

Le changement est notable depuis plusieurs années. Cependant, beaucoup de personnes se sont rendu compte que les pouvoirs locaux ont fait beaucoup dans cette crise. Il est difficile de prédire la suite mais je pense que la participation du citoyen va augmenter.

Vous avez sur votre territoire, un centre de testing et de vaccination. C’était important pour vous?

Je me suis battue pour le centre de testing et de vaccination. Schaerbeek est une très grande commune avec une population qui n’est pas toujours informée. Par contre, j’étais assez en colère sur l’envoie des premières convocations. Pourquoi n’a-t-on pas utilisé les communes qui ont l’habitude d’envoyer des convocations électorales? Et puis le premier système d’inscription était beaucoup trop complexe. C’était plutôt une bonne idée de la part de la Région de créer Bru-vax pour corriger le tir. Mais ce qui aurait pu être mieux, c’est le suivi avec la Cocom. Nous avions trop de réunions, pas toujours avec les mêmes personnes, et sans compte-rendu. Idem pour les Comités de concertation où les communes recevaient les arrêtés une semaine après. Le fédéral annonçait des mesures le vendredi pour le lundi. C’était un rythme insoutenable.

Quel est votre état d’esprit aujourd’hui?

Je suis un peu inquiète mais je suis quelqu’un qui essaie d’être optimiste. Il faut être attentif et garder le port du masque sur certains axes et dans les commerces. Je pense qu’on a raison d’être assez stricte et j’espère qu’on se donnera les moyens de contrôler les retours de vacances. C’est le comportement individuel de chacun qui fera prendre de l’ampleur à un variant.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris?

Dans l’administration communale, des personnes se sont révélées notamment dans l’organisation du hub alimentaire ou dans le centre de testing. Et dans la population, il y a eu des initiatives très chouettes aussi. Cela a resserré des liens de voisinage.

Qu’est-ce qui vous a choqué?

Les révélations de précarité parfois cachées. Je pense que des situations se sont aggravées. Au CPAS, nous constatons une augmentation de la demande. La dégradation de la santé mentale me touche aussi énormément.

Qu’est-ce qui vous a manqué le plus?

La vie sociale m’a manqué. L’équilibre ne se faisait plus entre le travail et la vie privée. J’aurais aussi bien aimé faire le tri chez moi comme certaines personnes ont pu le faire. J’ai toujours des cartons du déménagement de mon cabinet de secrétaire d’Etat (ancienne fonction) dans mon hall d’entrée. Au deuxième confinement, je ne comprenais pas qu’on continue à fermer les musées. J’étais heureuse que cela puisse rouvrir. J’adore aller au musée et voir des expositions. Cela m’a donné un peu d’oxygène.

Qu’est-ce qui a changé chez vous?

Je n’y suis pas encore arrivée mais j’ai une plus grande conscience du fait que je dois faire attention à moi. Il faut que je prenne du recul pour tenir le coup et ne pas être surexposée tout le temps. J’ai perdu une amie que je connaissais depuis plus de trente ans… Je me dis que je dois trouver un équilibre plus juste entre vie professionnelle et vie privée. Et lâcher prise plus souvent.

Vanessa Lhuillier