L’édito de Fabrice Grosfilley : ça passe ou ça casse (de Charybde en Scylla)
Faut-il y croire ? Est-il raisonnable de garder un peu d’espoir quand nous avons été si souvent déçus ? Faut-il encore accorder ne serait-ce qu’un peu d’attention à ces négociations bruxelloises qui, depuis 15 mois, nous mènent de Charybde en Scylla, ces deux monstres de l’Antiquité grecque qui menaçaient le vaisseau d’Ulysse dans l’Odyssée d’Homère ?
Cet après-midi, les six partis engagés dans un début de négociation pour former un budget se retrouveront pour un nouveau tour de table autour de David Leisterh. Le potentiel formateur leur communiquera une nouvelle note budgétaire qui tentera de faire la synthèse entre les remarques que les uns et les autres ont émises la semaine dernière. Trois réunions, dans cette nouvelle formule de négociation, ont déjà eu lieu. Un tour de chauffe où chacun a pu faire part de ses observations, mais pas encore une véritable négociation. Depuis jeudi, les négociateurs politiques, les chefs de délégation, ont d’ailleurs passé le relais à leurs conseillers techniques. Des groupes de travail ont été mis en place pour tenter de s’accorder sur une série de chiffres.
En trois réunions, les négociateurs ont déjà pu constater qu’ils butaient sur deux difficultés majeures (et potentiellement mortelles pour l’initiative en cours). La première concerne l’ampleur de l’effort à accomplir. Cette négociation a été lancée sur un objectif sur lequel les six partis avaient marqué leur accord : économiser un milliard d’euros d’ici la fin de la législature. Ce chiffre d’un milliard, c’est net, carré, et théoriquement indiscutable. Si l’on part d’un déficit d’1,5 milliard — celui constaté à la fin de l’année 2024 — cela voudrait dire qu’il resterait, en fin de législature, un déficit de 500 millions. Pour les libéraux néerlandophones, ce ne serait pas le bon point de départ. Selon eux, il faudrait prendre comme base un déficit d’1,2 milliard, puisque c’était l’objectif annoncé par Sven Gatz pour l’année 2025. Le problème, c’est que l’on n’a pas encore les chiffres définitifs, mais que l’on sait déjà qu’on sera en réalité au-delà de 1,2 milliard de déficit cette année. Quelque part entre 1,3 milliard — hypothèse la plus optimiste — et 1,5 milliard, hypothèse la moins optimiste si l’on consomme tous les crédits autorisés par le dernier vote sur les douzièmes provisoires. On n’aura le chiffre final qu’au printemps de l’année prochaine. Raisonnement induit par les libéraux : ce n’est pas le montant d’un milliard d’économies à réaliser qui compte, mais bien l’objectif d’un déficit de 200 millions à atteindre. L’addition passerait alors d’un milliard à 1,3 milliard. Évidemment, les autres partenaires, qui ont signé pour un milliard, dénoncent une interprétation orientée de l’accord de départ, en clair une entourloupe. Mais comme personne ne voulait prendre la responsabilité de claquer la porte la semaine dernière, on a renvoyé la question en groupe de travail.
Deuxième difficulté : la capacité, ou non, de passer à l’étape deux de la négociation. Étape 1 : le budget. Étape 2 : le gouvernement. Pour installer un gouvernement — vous le savez si vous êtes un auditeur ou un téléspectateur attentif de cet éditorial — il faut une double majorité francophone et néerlandophone au sein du parlement régional. Pour cela, Groen, Vooruit et Open VLD sont trop courts d’un député. Il faudrait donc inviter un quatrième partenaire. Le CD&V, disent Groen et Vooruit, mais aussi le PS et Les Engagés dans le camp francophone. « Non, pas le CD&V », répond l’Open VLD qui, après avoir longtemps exigé la présence de la N-VA, veut désormais d’abord négocier le budget avant de passer à la phase 2. Côté MR, on se garde pour l’instant de trancher la question et on n’essaie pas de tordre le bras à Frédéric De Gucht, avec le risque qu’au final, tout cela finisse par un nouveau naufrage.
Pour certains observateurs, la réunion d’aujourd’hui fait donc figure de test. C’est la quatrième réunion : cela pourrait être celle où l’on constate la volonté réelle — ou pas — des uns et des autres d’entrer en négociation. Ça passe ou ça casse. Ou alors, hypothèse à ne pas écarter, ça continue de tourner en rond, car personne n’ose plus débrancher la prise, de peur de prendre le valet noir.
Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse choisit de passer près de Scylla plutôt que de s’approcher de Charybde. Il suit en cela le conseil de Circé qui lui a affirmé qu’entre deux maux il fallait choisir le moindre, et qu’avec Charybde, qui engloutit trois navires par jour, c’est la perte totale qui menaçait. Va pour Scylla, le monstre à six têtes qui dévora donc six des marins qui accompagnaient Ulysse. On conseillera ce matin aux négociateurs bruxellois de relire l’Odyssée. Comme Ulysse, aucun d’entre eux ne s’en sortira indemne. Il y aura des pertes et des pleurs. Mais il va leur falloir choisir entre Charybde et Scylla. Confrontés au gros temps, ils ne peuvent plus naviguer comme s’ils étaient en eaux calmes. Cela signifie d’assumer de ne pas pouvoir franchir cet étroit détroit qui mène vers un gouvernement de plein exercice sans pertes à bord (sans concessions douloureuses pour ceux qui n’auraient pas l’image). Car dans le cas contraire, ils risquent bien, les uns et les autres, d’être envoyés par le fond. Engloutis par une négociation qui les dépasse. Et qui risque aussi d’engloutir avec eux toutes les institutions, et même l’avenir de la région bruxelloise.





