L’édito de Fabrice Grosfilley : l’Ukraine, en position de faiblesse

C’est un moment où l’histoire s’accélère. En l’espace de trois ou quatre jours, les Ukrainiens ont senti que leur avenir pouvait être en train de changer : basculer vers une négociation de paix, mais dans des conditions qui ne leur seraient pas forcément favorables, ou livrer de nouvelles batailles dans l’espoir de faire bouger les lignes et d’inverser le rapport de force.

On le sait, l’entrée dans l’hiver est un moment crucial dans les conflits armés : un moment qui fige le front, rendant les avancées des blindés plus compliquées. Cela, c’est pour le terrain militaire. Mais il y a aussi, et surtout, le terrain diplomatique. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a fait bouger les lignes. À partir de janvier, lorsqu’il sera installé à la Maison-Blanche, le nouveau président américain ne sera plus disposé à soutenir les Ukrainiens coûte que coûte. Il les incitera à négocier. Il voudra jouer les intermédiaires entre Zelensky et Poutine. Et il est fort probable qu’il estimera que la Crimée, le Donbass, et peut-être encore d’autres provinces ukrainiennes doivent désormais être considérées comme des territoires russes.

Cette question de l’annexion de territoires ukrainiens par la Russie est évidemment le nœud du problème. Il faut regarder une carte pour comprendre : au sud, la presqu’île de Crimée, annexée de fait par la Russie ; à l’est, les provinces du Donbass, les préfectures de Donetsk et Louhansk, avec une population en partie russophone qui avaient déjà fait sécession. Et entre les deux, la côte de la mer d’Azov, petite partie de la mer Noire, avec la ville de Marioupol. Une côte que les forces russes contrôlent en grande partie aujourd’hui, avec une présence jusqu’au fleuve Dniepr et la centrale de Zaporijjia. Au total 20% de la superficie du pays.

L’Ukraine peut-elle accepter de perdre tout ce territoire ? La réponse est non, évidemment. Quel est le moyen de pression dont les Ukrainiens disposent ? La prise d’une petite poche russe dans la région de Koursk qu’ils voudraient pouvoir échanger ? C’est sans doute insuffisant. Et pour cela, il faut tenir Koursk alors que les Russes sont en train de déployer des renforts venus de Corée du Nord : 10 000 soldats coréens, ajoutés aux 40 000 Russes mobilisés dans ce secteur. La bataille risque d’être sanglante. Pour les Ukrainiens, il est donc vital de reprendre en parallèle une partie de leur territoire perdu : au sud, à l’est. Tout ce qui pourra être grignoté par les armes ne sera plus à négocier autour d’une table.

C’est dans ce contexte que les États-Unis semblent avoir autorisé l’armée ukrainienne à frapper la Russie en profondeur. L’objectif est de repousser la contre-attaque du Kremlin dans la région russe de Koursk. Pour Joe Biden, comme pour les Ukrainiens, c’est une question d’urgence, une sorte de course contre-la-montre. Le démocrate n’a plus que quelques semaines pour aider l’Ukraine. La possibilité pour l’armée ukrainienne d’utiliser ces missiles à longue portée, comme les Army Tactical Missile Systems (ATACMS), qui peuvent atteindre une cible à près de 300 kilomètres, fait partie des demandes exprimées depuis longtemps par Kiev. Ce réarmement américain permettra aux stratèges ukrainiens d’envisager des opérations qui lui sont aujourd’hui interdites. Cela ne change pas le rapport de force du tout au tout, mais cela peut perturber les lignes d’approvisionnement de l’armée russe.

Ce samedi, dans un entretien à la radio ukrainienne, Volodymyr Zelensky a affirmé vouloir « tout faire » pour parvenir à la fin de la guerre dans son pays en 2025 par « des moyens diplomatiques ». Le président ukrainien reconnaît une situation vraiment compliquée sur le front est, où l’armée russe progresse rapidement face à des troupes ukrainiennes moins nombreuses et moins bien armées. Il estime que des pourparlers sont désormais possibles si l’Ukraine n’est pas seule face à la Russie. « Si nous ne parlons qu’avec Poutine, qu’avec un meurtrier, et que nous nous trouvons dans les conditions actuelles, non renforcées par certains éléments importants, je pense que l’Ukraine part perdante pour ces négociations », a-t-il expliqué.

Bref, les Ukrainiens se préparent à une négociation qu’ils risquent d’aborder en position de faiblesse. Ils jettent donc leurs dernières forces dans la bataille avec l’énergie du désespoir. Même s’il n’y a pas de déshonneur à négocier et à obtenir la paix, on sent que les Ukrainiens y vont avec appréhension. La crainte que ces négociations ne s’apparentent à une forme de reddition, avec la perte d’une partie substantielle de leur territoire national, est bien réelle.

Et nous, Européens, qui regardons cela d’un peu plus loin, mais pas de si loin que ça — je rappelle que Kiev est à 2 000 km de Bruxelles —, nous voyons cette perspective de paix arriver avec un sentiment doux-amer. Un sentiment de soulagement, c’est vrai, et de compassion aussi, car il faudra faire l’inventaire, mais on sait déjà que les morts se comptent par centaines de milliers. Et en parallèle, un sentiment d’inquiétude : qui dit que la Russie, n’aura pas demain d’autres visées expansionnistes, vers les républiques baltes ou la Finlande ?

Fabrice Grosfilley