L’édito de Fabrice Grosfilley : savoir conclure

En politique, il faut savoir conclure. Gagner les élections ne suffit pas, car dans un système proportionnel, on ne les gagne que très rarement tout seul. Les majorités absolues sont rares, elles sont l’exception, et l’obligation de former une coalition est la règle. Pour former une coalition, il faut négocier, réunir plusieurs partis, trouver suffisamment de points d’accord pour rédiger un programme qui convienne à tous et faire taire le choc des ambitions personnelles pour transformer la compétition électorale en travail d’équipe. Pour prendre une image, nos hommes et femmes politiques — mais souvent, dans les négociations, ce sont plutôt des hommes — se sont affrontés sur 100 mètres, et ils doivent maintenant accepter de s’aligner ensemble pour un relais 4×400. Ils doivent comprendre qu’ils vont courir plus longtemps, se passer le relais, et qu’ils gagneront ou perdront tous ensemble. Ce passage d’un esprit de compétition à un esprit de collaboration ne va pas de soi, surtout quand, avant ou après les élections de juin et d’octobre, les déclarations relevaient plus de l’univers de la boxe ou du catch que de l’athlétisme.

Et puis, il y a bien sûr les programmes. Car il reste des différences entre la gauche et la droite. Parce que les libéraux ne veulent pas entendre parler de nouveaux impôts ; parce que les socialistes ne veulent pas que l’on touche à la protection sociale ; parce que les écologistes continuent de porter un projet en termes de mobilité et de climat qui réclame des changements de pratiques ; parce que les Engagés veulent préserver les soins de santé, etc. Bref, il n’est pas simple de former une majorité, et le terrain des négociations reste ce matin stérile à au moins deux niveaux de pouvoir : le niveau fédéral et le niveau bruxellois.

Au niveau fédéral, Bart De Wever est attendu au palais pour un nouveau rapport à 11h30 aujourd’hui. Il n’a pas réussi à lever le verrou que Conner Rousseau, pour Vooruit, le Parti socialiste flamand, fait peser sur les discussions. « Nous voulons que les efforts soient répartis équitablement. Et nous voulons que le pouvoir d’achat et la santé des Flamands soient protégés. C’est au formateur maintenant de décider de la suite des événements », a fait savoir un porte-parole de Vooruit hier soir. En clair, la note budgétaire déposée par le formateur n’est pas une base suffisamment équilibrée pour que les socialistes néerlandophones acceptent d’entrer en négociation. Hier soir, sur le plateau de RTL TVI, Maxime Prévot, pour les Engagés, faisait savoir que lui aussi trouvait la note déséquilibrée, mais regrettait qu’on n’ouvre pas malgré tout des négociations en bonne et due forme pour avancer. Pour l’instant, Bart De Wever semble donc face à un obstacle qu’il n’arrive pas à dépasser. On verra dans les heures qui viennent s’il trouve le moyen de le contourner ou s’il doit remettre sa démission. Dans le second cas, cela signifierait que la formation du gouvernement risque de s’étirer sur plusieurs mois.

Au niveau de la Région bruxelloise, les choses ne sont pas plus simples. On a bien trois partis francophones prêts à négocier — MR, PS, Engagés — mais toujours pas de majorité dans le collège néerlandophone, qui est pourtant théoriquement obligatoire en région bruxelloise. Pendant les congés de la Toussaint, David Leisterh, pressenti comme futur ministre-président du prochain gouvernement, a donc discuté avec Groen, Vooruit, et l’Open VLD. Les discussions ont en partie eu lieu à la côte, en territoire flamand, avec deux enjeux distincts : voir avec Groen comment il est possible de travailler ensemble sur les questions de mobilité et de climat, et donner suffisamment de garanties pour qu’Elke Van den Brandt accepte de faire confiance aux réformateurs, alors qu’elle s’est sentie trahie par l’épisode de la zone de basse émission. Et avec Vooruit et l’Open VLD, il s’agissait de trouver une solution pour que les partis néerlandophones acceptent d’être quatre pour former une majorité, alors qu’il n’y a théoriquement que trois postes ministériels disponibles : deux ministres et un secrétaire d’État. Peut-on transformer un poste de commissaire de gouvernement en un quasi-secrétaire d’État, en lui confiant le budget par exemple ? C’est l’une des pistes sur la table. Cela peut ressembler à une discussion de marchands de tapis, mais ce préalable est nécessaire avant de pouvoir lancer les négociations sur le fond.

On ajoutera à ces discussions ardues une tension grandissante autour de deux communes en région bruxelloise : le sort de Schaerbeek et de Forest, qui n’est toujours pas réglé. Avec deux partis, le MR et le PS, qui revendiquent tous deux le mayorat dans les deux communes, les propos prennent des allures d’escalade. Côté MR, on s’offusque que le PS puisse envisager de gouverner avec le PTB, jugé antidémocratique. Côté PS, on s’étrangle à l’idée que les libéraux veuillent bloquer des candidats que l’on estime légitimes. Ahmed Laaouej a ainsi parlé de racisme de la part des libéraux ce week-end, en évoquant la situation schaerbeekoise où Hassan Koyuncu est arrivé premier en termes de voix de préférence.

Ce matin, nous sommes lundi, jour des bureaux de parti. On y discutera, quel que soit le parti concerné, de la posture à adopter : soit continuer dans les déclarations viriles et le refus de lâcher du lest au nom des intérêts du parti et du programme à appliquer, soit envisager une forme de désescalade et envisager des accords. Le mayorat de Schaerbeek pour le PS, celui de Forest pour le MR ; un quatrième partenaire à table pour les néerlandophones et un parti qui accepte de se sacrifier ; une nouvelle note budgétaire pour le fédéral ou la création d’un groupe de travail sur le budget pour ne pas bloquer le reste des discussions. La créativité politique pourrait nous surprendre. Dans le cas contraire, faute de désir de conclure, c’est le désert qui nous attend, un désert politique où rien ne pousse, à l’exception d’une très mauvaise herbe, celle qui laisse penser que nos leaders politiques sont des coqs de basse-cour, toujours prêts pour le combat électoral, mais nettement moins emballés lorsqu’il s’agit de faire front commun et de gouverner.

Fabrice Grosfilley