L’édito de Fabrice Grosfilley : le gouvernement bruxellois comme monnaie d’échange

Les négociations en vue de former un gouvernement bruxellois débuteront-elles un jour ? La question peut paraître surprenante. Les partis politiques se présentent aux élections pour pouvoir ensuite gouverner. Il est donc dans leur intérêt de se mettre en position de le faire en négociant des accords qui peuvent ensuite être approuvés par une majorité de parlementaires. Bien sûr, il n’est pas simple de se mettre d’accord. Il faut un peu de temps pour rapprocher les programmes et négocier ce que l’on va faire ensemble. Cela nécessite des discussions approfondies, qui peuvent s’envenimer. On n’est jamais à l’abri d’une discussion qui dérape et d’un claquement de porte. On vient de le voir au niveau du gouvernement fédéral, où le refus du Mouvement Réformateur d’avaliser une note déposée par Bart De Wever, présentée comme à prendre ou à laisser, a entraîné la démission du formateur.

Ce qui se passe en Région bruxelloise ne ressemble pas du tout à cela. En réalité, depuis le 9 juin, nous sommes enlisés dans un processus de non-négociation. Comme si gouverner n’était pas la priorité de nos partis politiques, et que la préparation des prochaines élections communales, voire une campagne d’image à plus long terme, avait pris le pas sur l’obligation de mener à bien la négociation gouvernementale. Il y a deux jours, dans notre studio, David Leisterh (MR) était d’ailleurs très attentif à ne pas employer le mot “négociation”. Il parlait de groupes techniques et d’une analyse approfondie du budget. Les six formations pressenties vont donc, aujourd’hui et dans les prochaines semaines, mettre tous les chiffres à plat. Il s’agit avant tout de partager l’information, peut-être de mettre les hypothèses sur la table, de prendre des options, mais on se gardera bien de trancher définitivement. Tant qu’on n’a pas l’assurance d’une majorité, on ne peut pas vraiment négocier un accord de gouvernement. Ce serait prendre le risque, pour chacun des partis, de dévoiler ses cartes trop tôt. On n’est pas du tout certain que cette négociation ira au bout, et il faudra peut-être, dans un mois ou deux, tout recommencer avec d’autres partenaires autour de la table.

Si vous avez écouté Benjamin Dalle hier sur BX1, vous aurez bien compris que le leader du CD&V n’est pas du tout prêt à monter dans cette coalition gouvernementale. C’était non en juin, c’est toujours non maintenant. “Je ne dépannerai pas une coalition de perdants, il y a d’autres formules possibles, avec la N-VA, avec Team Ahdiar”, disait-il en résumé, ajoutant que la formatrice Elke Van Den Brandt (Groen) doit étudier ces autres pistes. La porte est donc fermée et bien fermée de son côté. Benjamin Dalle a tiré le verrou, même s’il continue de regarder par l’œilleton de la porte ce qui se passe dans le couloir. Elke Van Den Brandt et ses partenaires, qu’ils soient francophones ou néerlandophones, doivent désormais arrêter de faire l’autruche. On peut attendre le CD&V comme on attend Godot : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir… ». Pour l’instant, il n’y a plus d’espoir, et il ne sert à rien d’attendre.

À ce stade, les négociateurs bruxellois semblent donc tétanisés, paralysés, dans l’incapacité de mener des discussions alternatives qui les mettraient dans l’inconfort. Parce que négocier avec la N-VA ou avec Fouad Ahdiar sera évidemment compliqué ; il faudra avoir le courage d’affronter la complexité si on ne veut pas, dans quelques semaines, conclure à l’échec de cette formation de gouvernement. Avec la conclusion qu’en cas d’échec, un autre parti doit prendre la main, on pourrait alors basculer dans une tout autre configuration, une aventure. On n’en est pas encore là. Ce qu’on peut constater en revanche, c’est une inversion du calendrier. Lors des négociations précédentes, les partis bruxellois étaient parmi les premiers à conclure leur négociation (après les germanophones). Cela leur permettait de boucler leurs accords et de mettre en place des coalitions spécifiquement bruxelloises à l’abri des pressions qui venaient des états-majors nationaux. Aujourd’hui, dans la situation de blocage que nous connaissons, il faudra probablement une intervention de ces états-majors nationaux pour faciliter la solution bruxelloise. Que Sammy Mahdi, président du CD&V, dise à Benjamin Dalle « Oui, il faut y aller ». Ou que Bart De Wever (N-VA) dise à Cieltje Van Achter « Ok, on peut monter dans une majorité à Bruxelles ». C’est permettre à ces états-majors nationaux d’avoir plus que leur mot à dire sur les affaires bruxelloises. Prendre le risque que les arbitrages rendus ne soient pas toujours rendus dans l’intérêt des habitants de la région. Et finalement transformer la Région bruxelloise en vulgaire monnaie d’échange, au service d’intérêts qui la dépasse.

Fabrice Grosfilley