Inceste : l’accompagnement des victimes souffre toujours d’un cruel manque de moyens
La publication en France de l’ouvrage de Camille Kouchner a fait l’effet d’une bombe. Dans « La familia Grande », la juriste accuse son beau-père, le politiste Olivier Duhamel, d’agression sexuelle sur son frère jumeau. Elle décrit méticuleusement les mécanismes de l’inceste et le silence qui entoure le crime. L’onde de choc provoquée par ces révélations souffle jusque chez nous : proposition de loi pour intégrer l’inceste dans le code pénal, libération de la parole, via le hashtag #MetooInceste : la prise de conscience progresse. Mais sur le terrain il reste du travail.
Lancé mi-janvier, peu après la publication du livre de Camille Kouchner, le hashtag #MetooIncest génère un flot continu de témoignages, bouleversants autant par leur contenu que par leur nombre. Parviendront-ils à susciter une prise de conscience en profondeur par la société de la réalité de l’inceste ? Lily Bruyère veut croire que oui. La coordinatrice de l’association SOS Inceste Belgique travaille sur cette question depuis la création de l’association en 1989. L’inceste reste tabou. « C’est l’impensable, mais aussi l’impensé. C’est très confrontant pour chacun de nous ».
Mais en trente ans, les choses ont bougé, certes très lentement, dans la prise en compte des violences sexuelles à l’égard des mineurs. « La société a été peu à peu préparée à considérer l’inceste comme une agression sexuelle, et non plus comme un dérapage au sein de familles, que l’on voulait croire cantonné aux milieux défavorisés » Aujourd’hui, la perception de l’inceste comme système, qui implique l’agression sexuelle au sein de la famille, mais aussi le mécanisme d’emprise et le silence de l’entourage, font leur chemin. « Il y a 30 ans, c’était inaudible, même de la part des professionnels. C’était une problématique d’avantage relative au fantasme qu’à la réalité. Pourtant les conséquences sur les victimes sont énormes. Sur le plan psychique et physique. »
Le mécanisme de l’emprise est fondamental pour comprendre la spécificité de l’inceste, explique Miriam Ben Jattou, fondatrice de l’association Femmes de droit-Droit de femmes, et elle-même victime d’inceste : « Ce qui fera la différence, c’est le silence de la famille et de l’entourage qui prend souvent le parti de l’agresseur. Et ces mécanismes, le fait que l’agression se passe en famille, qu’elle soit perpétrée par un proche, font que l’enfant victime bien souvent n’en parle pas ou pas avant longtemps et avec grande difficulté. » Et l’inceste laisse des traces profondes sur le plan psychique et physique. Pour elle, on assiste aujourd’hui non pas à une libération de la parole mais bien à une libération de l’écoute.
L’ampleur du phénomène reste difficile à évaluer. Il existe des enquêtes internationales, menées par l’OMS et l’UNICEF , et certains pays comme la France, ont mené des études quantitatives, mais ce n’est pas le cas chez nous. A défaut d’éléments plus précis, Lily Bruyère évoque le nombre d’appels reçus dans son association, en augmentation constante. 1255 pour 2019. Ce sera probablement le double pour 2020, en raison du confinement : « Depuis mars, nous avons deux fois plus d’appels. ». De trois à quatre nouveaux appels par semaine, l’association en reçoit désormais cinq à dix, et cela continue d’augmenter.
L’inceste dans la loi ?
Sur le plan de la prise en charge des victimes, il reste du travail. Comme en France, l’inceste n’apparaît pas dans le code pénal belge en tant que crime à part entière. « Il y est sanctionné (sans jamais être mentionné nommément) en tant que circonstances aggravantes à travers les articles concernant les violences sexuelles (viols et attentats à la pudeur) » justifiant des peines plus sévères, explique le rapport d’expertise et les recommandations « Pour une politisation de l’inceste et une réponse institutionnelle adaptée » publié en 2020 par l’Université des Femmes et SOS incestes Belgique. Seul le code civil y fait explicitement référence, dans le cadre de l’interdiction du mariage au sein de la même famille.
Mais le sujet pourrait être prochainement discuté au parlement fédéral. Les députés CDH, Vanessa Matz et Maxime Prévot, ont déposé une proposition de loi « visant à incriminer l’inceste en tant que tel dans le code pénal. » Un combat porté depuis longtemps par les spécialistes et associations impliquées dans l’accompagnement des victimes de violences intrafamiliales. Car au regard de l’état actuel de la législation, « il n’y a pas de règles de procédures différentes pour les victimes d’inceste par rapport à toutes les autres victimes d’agression sexuelle. Et donc le fait matériel de l’agression doit être démontré. Or dans le cadre de la famille, il peut ne pas y avoir violence physique et une victime qu’on ne force pas est considérée comme consentante. C’est pour cela qu’il faut une prévention spécifique. », explique l’avocate Astrid Bedoret. « La seule différence lorsque l’agression a lieu au sein de la famille, c’est que les peines sont plus élevées. Mais ce n’est pas ce que les victimes demandent. Ce qu’elles veulent, c’est ne pas avoir à prouver le fait qu’elles n’étaient pas consentantes. Cette problématique du consentement est spécifique à l’inceste. »
Dans la loi actuelle on peut lire en effet : « Il n’y a pas consentement notamment lorsque l’acte a été imposé par violence, contrainte, menace, surprise ou ruse, ou a été rendu possible en raison d’une infirmité ou d’une déficience physique ou mentale de la victime. »
Par contre, la Belgique est plus avancée que la France sur le délai de prescription. Chez nous, depuis 2019, les agressions sexuelles sur mineurs sont imprescriptibles. « C’est fondamental. Dans les cas d’inceste, les victimes peuvent souffrir de mémoire traumatique ou d’amnésie traumatique, ce qui les rend incapable de concevoir même les actes qu’elles ont subis. La parole peut se libérer longtemps après les faits. », commente Miriam Ben Jattou. La loi prévoyant un régime d’imprescriptibilité pour les infractions à caractère sexuel commises sur mineurs fait toutefois l’objet d’un recours devant la cour constitutionnelle déposé par la Ligue des droits humains et l’Association syndicale des Magistrats.
Parcours de combattant.e.s…
Au-delà des aspects législatifs, le parcours des victimes, à partir du moment où elles déposent plainte, est lui aussi éprouvant. « Les faits révélés par les victimes d’inceste sont souvent mis en doute. Les agresseurs essaient de les décrédibiliser. », explique Astrid Bedoret. L’avocate a défendu plusieurs victimes d’inceste. Il y a bien des dossiers qui aboutissent mais beaucoup sont classés sans suite. Les accusations sont très difficiles à prouver.
Sans compter que les victimes, sont elles-mêmes souvent affaiblies psychiquement et physiquement. Miriam Ben Jattou en témoigne, au regard de son travail d’accompagnement de victimes et de mamans de victimes (dans l’immense majorité des cas, bien que plus que de papas, dit-elle). « Beaucoup tentent de parler, de témoigner mais sont méprisées par la police. Même ceux qui essaient de faire de leur mieux, au sein du Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ) ou du Service de la Protection de la Jeunesse (SPJ) sont souvent inefficaces parce que le système fonctionne mal. Il n’est pas rare qu’une victime se retrouve face à son agresseur présumé dans le cadre d’une confrontation ! » Et de pointer aussi le syndrome d’aliénation parentale, trop souvent invoqué à l’encontre des mères. Ce concept consiste à considérer qu’un parent instrumentalise l’enfant pour nuire à l’autre.
… et manque cruel de moyens
Il reste beaucoup à faire mais les choses ont évolué depuis 30 ans, nuance Lily Bruyère. « Se lancer seule dans une procédure reste très difficile. Et oui, il reste de trop nombreux cas où les victimes font face à l’ignorance des intervenants policiers ou judiciaires, mais ça s’est amélioré. Les policiers sont mieux formés aujourd’hui. La police des mœurs de certains commissariats fait un travail remarquable. »
La prise en charge policière a changé, confirme Jean-Pierre Van Boxel. Cet officier de police a travaillé pendant plus de 20 ans aux sections mœurs et protection de la jeunesse d’une zone de police bruxelloise. Des formations spécifiques ont été introduites dans le cursus de base de l’Académie de police. Des programmes hors cursus ont été créés, notamment un brevet pour l’écoute de mineurs. « Ce qui n’empêche évidemment certains ou certaines d’avoir des a priori, de ne toujours pas prendre les plaintes au sérieux. Il arrive que des personnes ne soient pas crues tellement leur récit est rocambolesque, et il finit par se révéler vrai. » Mais les sections mœurs restent le parent pauvre, que ce soit au niveau de la police ou du parquet, déplore-t-il. Manque cruel de moyens, humains et financiers, formations insuffisantes, beaucoup de spécialistes de la question partagent ce constat. “Il reste beaucoup à faire en terme de sensibilisation et de formation à tous les niveaux“, renchérit Lily Bruyère. “Et que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités“, ajoute-t-elle. En subsidiant davantage les structures existantes d’aide et d’accompagnement des victimes. “Leur travail est indispensable face à la spécificité des traumatismes vécus par les victimes de violences intrafamiliales, dont la temporalité s’accorde mal avec le rythme de l’appareil policier et judiciaire.”
Que prévoit le code pénal ?
L’inceste est considéré uniquement en tant que circonstances aggravantes à travers les articles concernant les violences sexuelles (viols et attentats à la pudeur) ,
La répression du viol tient compte la minorité de la victime : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne qui n’y consent pas, constitue le crime de viol. Il n’y a pas consentement notamment lorsque l’acte a été imposé par violence, contrainte, menace, surprise ou ruse, ou a été rendu possible en raison d’une infirmité ou d’une déficience physique ou mentale de la victime. » L’inceste est une circonstance aggravante. Ainsi, les peines seront plus sévères si le coupable est « soit l’ascendant ou l’adoptant de la victime, un descendant en ligne directe de la victime ou un descendant en ligne directe d’un frère ou d’une sœur de la victime ; soit le frère ou la sœur de la victime mineure ou toute personne qui occupe une fonction similaire au sein de la famille, soit toute personne cohabitant habituellement ou occasionnellement avec elle et qui a autorité sur elle »,
– Quiconque aura commis le crime de viol sera puni de réclusion de 5 à 10 ans. En cas d’inceste, la peine sera de 7 ans au moins
– Si la victime est un.e mineur.e âgé.e de plus de 16 ans, la peine sera de 10 à 15 ans. En cas d’inceste, la peine sera de 12 ans au moins.
– Si la victime est un.e mineur.e entre 14 et 16 ans accompli, la peine sera de 15 à 20 ans. En cas d’inceste, la peine sera de 17 ans au moins.
– Si la victime est un.e mineur.e de moins de 14 ans, la peine sera de 15 à 20 ans. En cas d’inceste, la peine sera de 17 ans au moins.
– Si la victime est un.e mineur.e de moins de 10 ans, la peine sera de 20 à 30 ans.
Sources : Rapport d’expertises et recommandations. Université des Femmes et SOS Inceste Belgique – 2020
Pour aller plus loin :
► “Recommandations. Pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées. Rapport d’expertise et recommandations”, publiés par l’Université des Femmes et SOS Inceste Belgique (Téléchargeable sur le site de l’Université des femmes)
► Conférence au Théâtre National : Inceste, mémoire traumatique, résilience et accompagnement des victimes. 30 janvier à 14h
S.R – Photo Arch. BX1