L’éditorial de Fabrice Grosfilley : l’art, pour se nettoyer le cerveau
Fabrice Grosfilley revenait sur deux spectacles au théâtre du Rideau et au Cirque Royal dans Bonjour Bruxelles ce vendredi 22 septembre.
Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler de spectacle dans cet éditorial. Avec deux propositions que j’ai eu la chance de voir ces derniers jours. Chance par c’est un privilège de pouvoir consacrer du temps et un budget (même modeste) à la culture. Deux spectacles parmi beaucoup d’autres, il faut souligner que la scène bruxelloise est riche en propositions de toute sorte, c’est la raison pour laquelle BX1 accorde d’ailleurs autant de place à la culture (citons le LCR de David Courier ou le Brunch de Charlotte Maréchal, entre autres.)
Premier spectacle dont je voudrais vous parler au théâtre du Rideau de Bruxelles, la pièce “As salem aleykoum”. Le titre à lui seul dit déjà beaucoup. On y parle de racisme, d’identité, d’affirmation de soi. Comment des jeunes gens qui sont issus de l’immigration, mais qui sont nés en Europe vivent-ils les contrôles policiers, les inégalités, la xénophobie ? Comment ces injustices les poussent-ils à trouver leur propre voie, développer leur propre langage, à remettre la société en cause pour s’y faire une meilleure place. Le thème n’est peut-être pas aussi contemporain qu’on pourrait le penser, la troupe du Sbeul a exhumé une pièce d’Euripide, Jason et Médée, qui évoque aussi le déracinement, l’exploitation de celui qu’on considère comme le ou la barbare, la domination masculine, la trahison… Cette référence antique est recyclée dans un carambolage géant où vous retrouverez du rap, un vol de vélo et un match de foot, entre la France et le Maroc. C’est très rythmé, très drôle, émouvant par moment, engagé en permanence. Avec en toile de fond un message : on n’en a pas fini avec la colonisation. Suivant sa couleur de peau ou ses origines familiale, on a sur la marche du monde un regard qui reste marqué par notre appartenance au camp des dominants ou des dominés. Suivant le camp où on se trouve, on pourra voir dans cette pièce de théâtre une occasion de réfléchir tous ensemble au thème de l’égalité (le spectateur est régulièrement sollicité), ou au contraire une manifestation de ce que certains appellent la “culture woke”, qui réduirait les individus à leur origine et les enfermeraient dans leur condition. On ne va pas trancher ce débat en 20 secondes, ce n’est pas le sujet de cet éditorial, mais on vous encourage vivement à aller voir la pièce.
Second spectacle au Cirque Royal, de la danse contemporaine avec Nomad du chorégraphe Sidi Lrbi Cherkaoui. Sidi Larbi Cherckaoui est un chorégraphe anversois, père marocain, mère flamande. Il est une incarnation du mélange culturel à lui tout seul, école coranique d’un côté, maîtres de la peinture flamande de l’autre.
Un chorégraphe a qui tout réussi, il a travaillé avec Alain Platel et Anne Teresa De Keersmaeker. Il vole désormais de ses propres ailes et tous les grands théâtres ou opéras d’Europe se l’arrachent. Dans “Nomad” Sidi Larbi Cherckaoui nous transporte dans le désert. Une dizaine de danseurs, on va croiser des scorpions, des chameaux. La partition qui porte le spectacle, passe des mélopées, arabisantes, façon Muezzin, au chant des griot africain, évoque l’Inde, inclut de la musique électronique, une kora et des percussions traditionnelle, c’est le mélange là encore. Les tableaux s’enchaînent, les scènes de groupes comme toujours avec Cherkaoui sont très réussies. La pièce se termine avec le gigantesque champignon d’une explosion nucléaire qui envahit le décor en fond de scène. Il est vrai que le désert fut longtemps le lieu des essais nucléaires : aux États-Unis, dans le Nevada, dans le Sahara aussi du temps où Algérie et Maroc étaient des colonies françaises. Il est toujours délicat d’interpréter le sens d’un spectacle de danse. J’y ai vu personnellement le message suivant : elle est rare mais belle la vie dans le désert… Mais l’homme doit peut-être prendre garde, dans ses multiples activités, à ne pas les multiplier, les déserts.
Deux spectacles, deux messages. Ou plutôt deux invitations à la réflexion. Loin du tumulte des petites phrases et des punchlines sur Twitter-X ou ailleurs. Pour tous ceux qui comme moi ont en permanence les yeux et les oreilles rivés sur l’actualité, c’est peut-être l’occasion de réfléchir autrement. Passer de l’actualité trépidante à un spectacle qui va durer une heure ou heure et demie, c’est passé de l’instantané au temps long. Peut-être même passer du fast-food de la pensée et de l’émotion à un restaurant haut de gamme. C’est moins gras, moins sucré, ça ne déclenche pas une décharge immédiate d’indignation ou de colère. Cela, nous nous nourrit sur le long terme, et parfois, ça nous nettoie le cerveau.
Fabrice Grosfilley