L’édito de Fabrice Grosfilley : une mutinerie pour rien ?
Un acte de rébellion ultime, une menace de guerre civile, des blindés lancés à l’assaut de Moscou. Et, puis soudain, l’accalmie, un revirement inattendu, des blindés qui font demi-tour et un chef qui prend le chemin de l’exil. Elle est plus que surprenante la séquence qui s’est jouée ce weekend en Russie. Avec un chef de guerre, Evgueni Prigojine, capable de souffler le chaud et le froid. En mesure de défier l’état-major russe et le président Vladimir Poutine lui-même, avant de subitement rentrer dans le rang et de laisser une grande partie de ses hommes intégrer une armée régulière qu’il vouait aux gémonies quelques heures plus tôt.
Qu’a gagné Evgueni Prigojine dans cette manœuvre, c’est toute la question que l’on est en droit de se poser ce lundi matin. Au final, une partie significative de sa milice privée, le groupe Wagner, va donc être intégrée aux forces régulières, comme l’exigeait le Kremlin. Soumise au commandement des généraux russes. Fini le cavalier seul et l’autonomie très étonnante dont ces troupes pouvaient bénéficier jusqu’ici. Mais, avec un bémol : ceux qui ne souhaitent pas intégrer l’armée russe n’y seront pas contraints. C’était peut-être l’enjeu caché de cette mutinerie temporaire : garder une force paramilitaire plus ou moins autonome (Wagner dépend quand même de l’État russe pour beaucoup d’aspects logistiques, et notamment son approvisionnement en munitions). Il faut dire que Wagner aura plus que rendu service à l’armée régulière. C’est cette milice qui pendant des mois a tenu tête à l’armée ukrainienne à Bakhmout pour au final prendre le contrôle de la ville. Une des rares victoires que les Russes peuvent revendiquer. Une victoire à la Pyrrhus puisque le drapeau du vainqueur flotte sur un champ de ruines, mais une victoire quand même. Il aura fallu près d’un an de combat acharné pour prendre le contrôle de cette localité sommes toutes modestes, Bakhmout n’est une ville de 70 000 habitants. Mais, c’est un symbole, et c’est une victoire de Wagner, pas de l’armée russe régulière.
Qu’a voulu faire Evgueni Prigojine en lançant ses soldats en direction de Moscou et en prenant le contrôle du quartier général de Rostov ? Démontrer sa puissance de feu, étaler au grand jour l’incurie de l’armée russe ? Tester la solidité du pouvoir présidentiel et l’adhésion de l’armée et de la population à Vladimir Poutine ? On notera que ses troupes n’ont pas rencontré de résistance (à l’exception de Vorojnev où des affrontements semblent avoir eu lieu). Ce qui donne une scène assez surréaliste dans ce pays si contrôlé, où une faction peut défier le pouvoir central en toute impunité. On notera aussi la grande liberté de parole de l’oligarque qui a régulièrement brocardé l’armée russe, et qui ce weekend était en opposition parfaite avec le discours officiel, expliquant que la guerre en Ukraine n’était pas un succès, qu’il n’était définitivement pas possible de prendre le contrôle ce pays en quelques mois et que la Russie était malade de la corruption. Un programme de candidat à l’élection présidentielle… un discours qui hisse Prigojine au statut de rival de Poutine alors qu’il passait jusqu’ici pour son protégé.
Et, puis finalement, Prigojine est rentré dans le rang. Ses soldats retournent au combat. Ils vont probablement se mettre sous l’autorité des généraux russes pour une majorité d’entre eux, comme l’exigeait le décret du ministre de la Défense. Le front ukrainien n’aura été dégarni que pendant quelques heures. Et, nous, observateurs étrangers, ne comprenons finalement grand-chose à cette séquence. On pourrait même la prendre pour une bonne nouvelle, un signe d’affaiblissement du pouvoir de Vladimir Poutine. Une preuve de l’incapacité militaire qu’ont désormais les Russes à pouvoir conquérir le territoire ukrainien. L’annonce d’une défaite inévitable. Ce serait oubli qu’un pouvoir blessé est peut-être encore plus dangereux lorsqu’il se sent remis en cause. Et, que quand les empires se retrouvent sur le déclin, la fuite en avant est souvent l’option la plus facile.
Fabrice Grosilley