Covid, un an après : comment expliquer la surmortalité ? “Les chiffres déjouent les attentes”
La surmortalité commence à être quantifiée avec précision. L’analyse de sa répartition spatiale, commune par commune, confirme les inégalités socio-spatiales face à la maladie et à la mort, mais étudiés à la loupe, les chiffres déjouent les hypothèses attendues. Les disparités sont grandes et pas toujours faciles à expliquer.
Avec 17% de décès en plus que sur la moyenne des années 2016-2019, l’année 2020 se démarque par un niveau de surmortalité jamais atteint depuis la seconde guerre mondiale. C’est le constat du Centre de recherche en démographie de l’UCLouvain. Cette surmortalité se traduit par un recul de l’espérance de vie estimé, selon les premiers calculs, à un an. Une année de vie perdue, c’est inédit au cours de l’histoire récente du pays, soulignent Yoann Doignon, démographe et Thierry Eggerickx, démographe, sociologue et professeur à l’UCLouvain.
Ce chiffre vient confirmer les hypothèses du Bureau du plan, qui relevait dans une étude parue en début d’année que l’espérance de vie avait baissé pour la première fois, alors qu’elle augmentait en moyenne de 2,5 mois par an depuis 1992.
Sciensano a publié en janvier 2021 une étude sur la surmortalité en 2020. Selon l’Institut de santé publique, les deux vagues de l’épidémie de Covid (qui ont engendré 19.620 décès), ainsi que la canicule du mois d’août (1.503 décès supplémentaires entre le 5 et le 20 août) ont engendré 17.966 décès supplémentaires. Le bilan de l’année 2020 est « sévère », avec 126.000 décès en un an. C’est 16,6% de plus que les 108.000 décès attendus pour 2020.
Entre 2015 et 2019, la Belgique a connu une surmortalité également, due aux canicules et à la grippe, mais bien plus modérée (de l’ordre de 2% par an).
Les relevés de Sciensano montrent des particularités régionales, mais aussi que la surmortalité a frappé différemment entre la première et la deuxième vague. En moyenne 1.310 décès supplémentaire par semaine lors de la première vague, et 802 lors de la deuxième.
Des chiffres qui déjouent les attentes
« Cette surmortalité révèle l’existence d’inégalités sociodémographiques majeures affectant les âges, les sexes, les groupes sociaux, les populations rurales et urbaines. », expliquent Thierry Eggerickx et Yoann Doignon. Cette surmortalité n’affecte pas le pays de manière homogène. La maladie et la mort ne frappe pas partout de la même manière. Une analyse fine de la répartition de la surmortalité sur le territoire révèle de fortes disparités. Mais celles-ci ne sont, au premier abord, pas toujours explicables par les critères habituels liés à l’âge, la situation socio-économique d’une commune ou sa densité de population.
Au niveau régional, la Région bruxelloise est certes la plus touchée de manière générale. Mais examinée à la loupe, la carte de notre pays se révèle bien plus complexe à cet égard : la Wallonie a été plus précocement touchée, analyse Thierry Eggerickx, avec la zone de Mons. Viennent ensuite le Limbourg et puis l’est de Liège.
Bruxelles arrive plus tard mais au total elle sera plus affectée que la moyenne nationale. « Il y a un facteur de densité qui joue dans les épidémies, qui est favorable à la circulation de la maladie. Mais ce qui est intéressant ici, c’est que dans la première phase, la géographie de l’épidémie n’épouse pas la géographie socio-économique des régions concernées. D’autres facteurs entrent en ligne de compte : la densité, l’importance des contacts, la mobilité… Un faisceau de raisons peuvent expliquer ses disparités, elles doivent encore être étudiées. »
Reprenons notre loupe, et entrons dans le détail de la carte bruxelloise, étudiée et cartographiée par Statbel, l’Office belge de statistiques. Si on zoome sur les communes, des disparités ne se font pas toujours dans le sens où on les attend. Ainsi certaines communes à indice socio-économique élevé ont été davantage touchées que des communes plus pauvres, des communes moins denses plus que des communes à forte densité de population. Le taux de surmortalité à Saint-Josse est de 9,6%, il est de 25,8% à Auderghem, 25,9% à Watermael-Boitsfort, 26,1% à Woluwe-Saint-Lambert ou encore de 12,7% à Woluwe-Saint-Pierre.
Les chiffres de la surmortalité – c’est surtout vrai pour la première période de l’épidémie – ne correspondent pas à la répartition, bien connue, des inégalités sociales en matière de santé.
« On s’attendait à ce que le facteur social soit un marqueur beaucoup plus fort. Il est encore trop tôt pour avancer des explications. Cela doit encore être analysé. », commente Thierry Eggerickx. « Pour l’instant on est surtout dans la mise en évidence d’un certain nombre de phénomènes d’ordre spatial, social, etc. On est encore à un stade d’analyse exploratoire. Il est difficile de mettre en évidence un facteur plutôt qu’un autre. » Une hypothèse : « Lors de la première vague, tout le monde est touché, personne n’est préparé. Lors de la deuxième vague, on verra peut-être apparaître des gradients sociaux. » La carte de la deuxième vague ne sera sans doute pas tout à fait identique à celle de la première, complète Yoann Doignon. A l’échelle des trois régions, Bruxelles est beaucoup plus touchée lors de la première vague. Pour la deuxième, la Région wallonne arrive en tête, la capitale juste après.
Pas de facteurs explicatifs clairs
L’âge est le premier facteur qui peut expliquer la surmortalité provoquée par la pandémie, rappelle les deux démographes. L’analyse des chiffres au niveau national montre que plus la population est âgée, plus la surmortalité est importante. Mais là aussi une analyse fine apporte de fortes nuances, et la situation bruxelloise déjoue les attentes : le taux de surmortalité y est plus élevé parmi les 65-84 ans, que chez les plus de 84 ans. « On pourrait penser que les communes les plus âgées sont les plus touchées. Or, les communes où la population est la plus âgées sont celles de la côte, où la surmortalité est la plus faible. », note Thierry Eggerickx. Le critère d’âge ne joue pas forcément. Et d’une manière générale, la population bruxelloise est en moyenne plus jeunes qu’en Flandre et en Wallonie, alors qu’elle a été davantage frappée. « L’indice de surmortalité que nous utilisons pour comparer 2020 à la période 2016-2019 tient compte de la répartition de la population en fonction de l’âge. Tout comme la présence de maisons de repos : il faut juxtaposer la carte de la surmortalité avec la carte des maisons de repos et le nombre de lits. »
En somme, « il n’y a pas de facteurs explicatifs clairs qui ressortent », résume Yoann Doignon. Thierry Eggerickx complète : « Il faut aussi faire attention au fait qu’on est sur un territoire étroit, plus on est dans les petits nombres, plus on est dans un découpage spatial fin, plus il y a de facteurs aléatoires. Il faudra être prudent. »
Croissance en berne ?
Dans ses perspectives démographiques pour la période 2020-2070, le Bureau du plan prévoit une croissance de la population très modérée pour 2020-2021. Le contexte d’incertitude devrait aussi freiner le taux de fécondité.
C’est l’une des crises les plus grave en termes de surmortalité depuis la deuxième guerre mondiale. Il en va de même pour l’impact sur l’espérance de vie. L’année perdue sera probablement rattrapée mais quand, et à quel rythme ? « Car il faut prendre en compte tous les effets indirects : pendant les deux vagues de la pandémie, d’autres maladies n’ont pas été détectées, ou soignées. Elles se manifesteront avec un effet regard. Il y a aussi toutes les conséquences socio-économiques de la crise sanitaire, qui auront aussi un impact sur le rattrapage de cette année perdue. »
Sabine Ringelheim – Photo: Belga