Thierry Willemarck (Touring) : “En matière de mobilité, on doit tout essayer”

L’homme, d’emblée, étale sur son bureau quelques exemplaires du journal de Touring publiés au début des années 70. Déjà les gros titres et des articles pleine page ciblaient les problèmes de mobilité dans notre pays et à Bruxelles. C’est dire si 45 ans plus tard, il était intéressant de connaître la vision de Thierry Willemarck, grand patron de Touring, entreprise d’assistance des véhicules, mais aussi assureur. Dans cette entrevue d’une heure, il regrette notamment la rareté des grands projets en matière de mobilité, met en avant la faiblesse des administrations face au politique qui lui, tarde à prendre des décisions; ou déclare encore ne pas souhaiter la disparition de la voiture de société. Ce qui, selon lui, ne ferait pas diminuer le nombre de voitures sur les routes, mais poserait de plus un problème économique.

BX1 : La mobilité est plus que jamais un énorme problème en Belgique et à Bruxelles ?

La mobilité est quelque chose qui doit s’anticiper. Le gros soucis auquel nous faisons face, est que nous avons un monde politique en Belgique qui s’est d’avantage focalisé sur la restructuration de l’Etat et le règlement des problèmes communautaires avant de se concentrer sur de grands projets qui aident la société à vivre convenablement, à se développer et à continuer de croître. Aujourd’hui avec ces structures qu’ils ont mis en place, la Belgique semble condamnée à ne plus faire de grands projets.

Dans la mobilité, il faut inclure le transport de marchandises, la livraison des magasins, des usines par la route, par voie fluviale ou par le rail. Et la proportion qui passe par la route a augmenté de manière exponentielle par manque d’investissements et de suivi dans d’autres moyens de transport.

L’inconvénient des transports en commun sont les ruptures de charge. “Je prends un métro, puis bus, puis le train…” Ces changements, ces temps d’attente sont malheureusement perçus comme des pertes de temps. Alors que dans sa voiture, dans son cocon de bien-être, qui est un peu un prolongement de sa maison, où on écoute sa radio, dans un bon fauteuil…..perdre du temps dans sa voiture, n’est pas perçu de la même façon. C’est anachronique comme comportement. Car au final, on mettra probablement plus de temps avec sa voiture pour arriver à destination. On va commencer alors à s’énerver lorsque l’on arrive à proximité de la destination et qu’on ne trouve pas d’endroit pour garer sa voiture. Donc je pense que la mobilité de demain, il faut être réaliste, doit faire davantage place à du transport en commun. L’intermodalité c’est indispensable. Mais une ville comme Bruxelles ne peut résoudre ses problèmes de mobilité que si il y a une bonne coopération  de la part des deux autres régions. La moitié des emplois à Bruxelles sont occupés par des gens qui viennent du dehors de la région. Parmi ces gens, 40 % prennent les transports en commun. Donc les 60 autres % prennent la voiture parce qu’ils n’ont pas la solution du transport en commun.Si vous offrez un transport en commun qui fonctionne bien, les gens le prennent.

BX1 : Vous mettez en cause le manque de coopération entre les régions ?

Mais absolument. Si vous prenez la pénétration du transport en commun, su Bruxelles c’est environ 43 %. C’est acceptable par rapport à d’autres villes. C’est bien même. La moyenne du pays est à 25 %. Mais si vous prenez la périphérie autour de la Région bruxelloise, cette pénétration des transports en commun n’est que de 14 % ! Ce qui manque cruellement, ce n’est pas le transport radial, qui rentre de l’extérieur vers l’intérieur et vice-versa. Les Tec et De Lijn ont le droit, eux d’arriver en Région Bruxelloise. Mais on interdit à la STIB de sortir de la Région bruxelloise. Alors qu’il y aurait moyen de se raccorder surdes stations de métro existants, de s’accrocher avec d’autres moyens sur le réseau de chemin de fer de la Région Bruxelloise. Ce serait serait bien ‘ Plus de 30 gares, tout de même ! Donc, on peut se poser des questions. Est-ce que ces actifs-là sont bien utilisés ? Est-ce que l’on ne peut pas songer à une collaboration un plus intense ?

Le politique porte une grande responsabilité;  mais nos administrations également . Je vais cependant prendre leur défense, car elles ont été, sur les dernières décennies, fortement affaiblies. Parce que les ministères s’équipent de cabinets surnuméraires. La spécialisation que l’on doit trouver dans un Etat se trouve dans l’administration. Mais cette connaissance, ces dernières décennies, on l’a annihilée,  parce qu’il le pouvoir politique qui s’entoure de “cabinettards” qui veulent imposer leur vue à l’administration. Alors les bons éléments disent « Je ne peux même plus prendre de décision », claquent la porte et vont ailleurs. Le politique a littéralement affaibli la capacité intellectuelle de nos administrations. C’est un grave problème.

BX1 : Le “politique” ne décide donc plus non plus ?

On vit dans un vrai désordre en matière de mobilité. Mais je ne vois pas de grandes améliorations pour 2018 parce que nous sommes dans une période de transition. On peut critiquer la communication de Pascal Smet (Ministre bruxellois de la Mobilité, sp.a) et certains de ses projets; mais il fait avec les moyens qu’il a sur Bruxelles !

BX1 :Les budgets sont-ils suffisants ?

Ah ! 2/3 du budget de la Région bruxelloise sont consacrés à la Stib. Alors, est-ce que le budget est bien utilisé ou pas ?Oon peut lancer un débat là-dessus. Mais j’ai plutôt tendance à croire que la Stib fait le travail du mieux qu’elle peut avec l’argent qu’on lui donne. Elle doit remplacer du matériel usagé; on a encore certains trams qui date de l’expo 58 ! Mais je crois que la difficulté va se faire sentir le jour où les deux autres régions vont dire à Bruxelles : « Bon, les 500 millions en extra que vous avez eu pendant cinq ans pour vous structurer et arriver à une autonomie fiscale; c’est fini ! Maintenant vous avez 500 millions de moins dans votre budget. Comment allez-vous vous débrouiller ? Je crois qu’il y aura une nouvelle discussion, car la Région bruxelloise ne sait pas vivre sans cet apport supplémentaire.

Donc est-ce que ce n’est pas normal qu’une partie de l’impôt que l’on prélève sur les salaires retourne à l’endroit où vous avez gagné votre salaire … ? Ce sont des sujets sérieux qu’il faut aborder. Sinon la Région bruxelloise sera exsangue. Mais on sent bien que les deux autres régions n’ont pas envie. La Wallonie est tout-à-fait désintéressée de Bruxelles. Du côté de la Communauté française, cela se délite. Quand on entend certains ministres wallons… Ils disent ” je suis wallon et francophone”! Du côté de la Flandre, regardez à quelle vitesse, le RER s’est développé du côté flamand. Regardez le Diabolo Louvain Bruxelles qui a été rapidement réalisé. Regardez les zonings entre Bruxelles, Louvain et Malines ! C’est une zone à forte croissance où on n’arrête pas de construire avec un accès plus intense aux transports en commun. Sans oublier les autoroutes cyclistes.

BX1 : Où est le problème ?

C’est un problème de compétition. On préfère attirer l’activité économique dans la Région flamande, parce qu’elle va y générer des revenus, des jobs. On va donc essayer de donner un confort de mobilité là,  au lieu de le faire à Bruxelles. Je n’accuse personne, j’observe. C’est un problème. Comme capitale d’une région, du pays, de l’Europe, nous avons quand même là des atouts !  Sans nier des problèmes,problèmes communs d’ailleurs avec d’autres grandes villes ou régions, nous avons tout de même une majorité de jeunes qui étudient, qui réussissent, qui sont diplômés, qui apprennent les langues et qui travaillent !!! Donc il ne faut pas dire que, parce qu’on a certains problèmes, que c’est toute la société qui est ainsi. Il faut redonner envie de vivre à Bruxelles. Les centres urbains sont des endroits tout de même où vous pouvez stimuler plus facilement la créativité parce qu’il y a plus d’échanges, plus de concentration d’intelligence !

La mobilité c’est amusant tout de même. On nous dit qu’avec les nouvelles technologies, la façon de travailler, l’informatique, la digitalisation etc, la demande “navetteurs domicile travail” ne va plus croître énormément, elle va rester plutôt stable. Par contre dans l’hémisphère nord avec le baby boom qui est devenu le papy boom, il y a une mobilité de ce segment là, qui elle, va croître, c’est la mobilité de loisir. Cette mobilité de loisir se combine avec la mobilité du travail;   et là on a un vrai problème. Les solutions que l’on peut donner à un navetteurs via le transport de masse pour aller et revenir du travail n’offre pas de solution(s) pour ce transport de loisir. Et donc on en revient toujours à sa voiture ; “car ma voiture va me donner ce sentiment de liberté d’aller voir tel musée ou tel site, au moment où j’ai envie”. A Paris aujourd’hui, les tarifs rouges les plus élevés sur les autoroutes qui mènent à la capitale, c’est le vendredi soir et le dimanche soir ; ce n’est plus pendant les jours de semaine !

BX1 : A Bruxelles vous croyez aux nouveaux dispositifs de covoiturage, d’autopartage, etc ?

Honnêtement, je crois qu’il faut tout essayer. Je ne vois pas la logique si on bannissait ne fut-ce qu’une de ces solutions. Chez Touring, nous sommes promoteurs de ce genre d’idées.On a fait un très beau projet sur la ville de Gand qui, après les tests pilote, va entrer en jeu dès 2018. En bref, toutes les applications nécessaires pour tous les modes de déplacements différents sont réunis sous une seule application. Au lieu de 7 ou dix applications, vous n’en avez plus qu’une. Un software intégré prend en compte toutes les offres et vous donne l’ordre dans lequel vous faites la meilleure utilisations des moyens mis à disposition. C’est le MaaS  (Mobility as a Service) avec la plateforme Optimile et d’autres partenaires. Vous n’avez donc besoin que d’un seul abonnement. L’appli fait la combinaison idéale des modes de transport pour arriver à destination; et donc, il ne faut plus se casser la tête pour savoir par où vous allez commencer. Ce genre d’application correspond évidemment à un segment de population, aussi. Mais si ce segment là l’utilise vraiment, c’est quand même une alternative !

Les voitures partagées ont un grand avenir car elle offre cetavantage d’être occupée à 80 % du temps. Donc elles occupent moins de places de parking aussi. Depuis deux ans nous collaborons avec CarAmigo : vous êtes propriétaire d’une voiture, vous ne l’utilisez pas beaucoup, mais vous pouvez la prêter à quelqu’un d’autre. Mais cela ne prend pas vraiment pour l’instant.

Les voitures partagées représentent environ 1 à 2 % aujourd’hui; mais je ne connais aucune société qui fait du partage de voiture aujourd’hui qui gagne de l’argent.

Elles sont toutes en perte. Mais, il faut bien un début !

BX1 : L’image de Touring est souvent associée à la voiture. Et le vélo ?

On promeut le vélo ! Quand on veut parler de mobilité, il faut tout essayer. Il faut se faire une expérience, chacun pour soi, de ce que l’on peut faire. On vend par exemple énormément de trottinettes à tous les fonctionnaires du quartier européen !  Il faut donc tout essayer sans rejeter aucune idée. Et petit-à-petit, le marché va faire son choix sur ce qui fonctionne le mieux. De plus, les segments de population, en fonction de ce qu’ils PEUVENT faire, vont faire également leur choix.

 

BX1 : D’autres évolutions ?

 

Ce qui a disparu, c’est le sens du collectif. On vit dans un monde très individualiste. Beaucoup de gens s’opposent à des projets collectifs alors, qu’habiter à côté d’une voie ferrée ou d’un aéroport, cela peut supposer des changements  ultérieurs ! Le politique a donc peur des oppositions et hésite à décider. C’est un phénomène de société qui est accentué avec la progression des médias sociaux, où des gens habiles parviennent à faire passer  des opinions. Mais qui n’est pas « l’opinion publique » ! C’est une expression bien faite, structurée, incisive qui fait mal au politique, parce qu’il a peur de ces réactions là. Ce sont souvent toujours les mêmes rédacteurs; et il y a là une manipulation certaine de l’opinion. Je comprend donc bien les appréhensions du politique.

BX1 : La voiture de société est aujourd’hui très critiquée. Elle est un obstacle à une bonne mobilité ?

Si on compare le nombre de voitures de sociétés par rapport au parc automobile, c’est un phénomène marginal. Si du jour au lendemain, vous supprimez la voiture de société – Febiac a fait une enquête avec un bureau d’étude la-dessus–, vous constatez que 95 % des usagers de voitures de société, rachètent une voiture du jour au lendemain. Les «cash for car » du gouvernement et autres solutions n’apportent pas la liberté que l’automobile peut vous apporter. Si vous éliminez la voiture de société, vous aurez moins de voitures sur les routes le week-end, puisque les gens hésiterons a rouler 250 kilomètres avec leur propre voiture.  Mais en semaine, nous resterons dans les mêmes proportions de 40 % de navetteurs qui viendront en transport en commun. Et si vous supprimez la voiture de société, les gens achèteront peut-être une plus petite voiture, moins bien entretenue ; mais les voitures seront toujours là. J’en suis persuadé. On ne se rend pas compte de l’apport économique dans un petit pays comme le nôtre, de la voiture de société. Parce que, à nouveau, il y a un fort “lobby anti-voiture de société” sur les réseaux sociaux. Un lobby mû par la jalousie. Quand des marques comme Mercedes, BMX, Audi viennent vous dire que les voitures de société représentent 70 % de leurs ventes….

BX1 : Faut-il interdire les voitures dans le centre de Bruxelles ou fluidifier le trafic ?

Il faut tout faire pour fluidifier le trafic. A Vienne, le boulevard circulaire autour du centre est à sens unique. Imaginez une petite ceinture à sens unique….? “Oui, mais si je veux aller à la place Madou, je devrai faire tout le tour ! Mais oui, c’est comme cela !”. Je pense aussi qu’il faut concentre la circulation sur les grands axes. Il ne faut pas être anti-30 km/heures à Bruxelles. En réalité 60 % des rues sont déjà à 30 km/h. Mais 20 % de l’infrastructure routière bruxelloise transporte 80 % des voitures. Cela, il ne faut pas le gêner. Nous, on a défendu la suppression d’une bande rue de la Loi. Les automobilistes étaient furieux que l’on aie pris cette décision. Mais cela ne va rien changer si, au bout de la rue, de toute façon tout le monde va sur la petite ceinture. Le trafic, c’est comme les tuyaux. Vous pouvez réduire un gros tuyau, cela se répartit autrement, mais le débit final reste le même. Il faut privilégier les grands axes et remettre des zones mixtes pour placer les cyclistes en zone de sécurité. Et il l faut restaurer le vélo. 75 % des enfants sont conduits à l’école par les parents. 75 % !.  Moi, quand j’étais gamin, j’allais à l’école en vélo; et n’allez pas me dire que les infrastructures étaient meilleures ! Je pense qu’on vivait à une époque où on acceptait plus facilement de prendre des risques. Ou étions-nous peut-être plus inconscients. Si on pouvait avoir des parents volontaires qui conduisent des groupes d’enfants (et cela existe) à l’école !!!!

Entretien effectué le mardi 12 décembre 2017