Pour honorer la mémoire de son père, Sara Jadallah sauve les vestiges du cinéma soudanais

Un silence s’installe quand Sara Jadallah passe devant des ruines coincées entre deux immeubles d’une rue de Khartoum. A cet endroit se trouvait autrefois le premier studio de cinéma privé du Soudan, créé par son père dont elle honore la mémoire en sauvant les vieux films de son pays. A la suite de différends fonciers et au terme de huit ans de procès, le gouvernement a démoli ce local qui a vu le jour dans les années 70 à l’initiative de Jadallah Jubara. Et ce peu de temps après la mort en 2008, à l’âge de 88 ans, de ce célèbre réalisateur. “L’écran est toujours là”, fait remarquer Sara Jadallah, montrant un bandeau blanc accroché au seul mur encore debout du “Studio Jad”. “A travers sa caméra, mon père a documenté l’histoire soudanaise. Je veux protéger son héritage”, explique à l’AFP cette femme de 66 ans, drapée dans un voile aux imprimés floraux.

Avec l’aide d’experts allemands, elle a commencé à numériser toute la collection cinématographique de Jadallah Jubara pour rassembler, dit-elle, les plus importantes archives privées de pellicules 15 et 35 mm au Soudan. Son père était officier dans l’armée britannique et devint, après la Deuxième Guerre mondiale, projectionniste dans un petit cinéma ambulant. Il a ensuite filmé les faits marquants de l’histoire de son pays, notamment la cérémonie d’indépendance en 1956. En cinquante ans, il a produit plus de cent documentaires et quatre longs métrages, dont le film romantique “Tajooj” (1984). Stockées pendant des dizaines d’années dans de mauvaises conditions, ses archives ont souffert.

Au début de sa carrière, Jadallah Jubara a dû faire face au conservatisme de ses compatriotes. Ayant eu du mal à trouver des acteurs, il a fait appel aux membres de sa famille. “Il était convaincu que les caméramans étaient les personnes les plus importantes du monde… qu’ils détenaient les armes les plus puissantes”, raconte sa fille. Celle-ci s’est fait un prénom quand elle est devenue championne nationale de natation tout en ayant souffert enfant de la polio. Elle a également étudié le cinéma au Caire. Cette femme a plus tard aidé son père à réaliser une adaptation des “Misérables” de Victor Hugo quand il avait perdu la vue, dans les dernières années de sa vie. Dans la filmographie de Jubara figurent des films d’avant l’installation du régime islamiste en 1989 ou sur le Darfour, une région de l’ouest du Soudan où un conflit qui dure depuis 2003 a coûté la vie à plus de 300.000 personnes selon l’ONU.

Avant le coup d’Etat de 1989, il y avait plus de 60 cinémas au Soudan, dont 16 à Khartoum, qui diffusaient régulièrement des films hollywoodiens et bollywoodiens. Aujourd’hui, après des années de crise économique et de restrictions gouvernementales sur la diffusion de films étrangers, il n’en reste que trois dans la capitale. La réalisatrice allemande Katharina von Schroeder, qui aide au processus de numérisation à Berlin, explique que regarder ces films revient à voyager dans le temps. “Sans porter aucun jugement, le Soudan était un pays bien différent”, explique-t-elle à l’occasion d’un passage à Khartoum, tout en montrant des extraits de l’oeuvre de Jadallah Jubara.

Dans un clip, des couples soudanais vêtus à l’occidentale dansent tard le soir au cours d’une fête en plein air, un fait rare aujourd’hui. Le projet de Sara Jadallah, financé par l’Institut allemand et l’ambassade d’Allemagne à Khartoum, est onéreux. Il a déjà coûté des dizaines de milliers de dollars pour 40 heures de film, alors que son père en a produit plus de 100. Mais pour sa fille, tout ce travail est un cadeau fait au Soudan. “Je veux protéger ses films parce que les nouvelles générations devraient pouvoir voir l’histoire de leur pays”.